La Traviata peu orthodoxe mais efficace de l'English National Opera au Coliseum de Londres

Xl_nicole-chevalier_freddie-tong_eno_la-traviata-2023-c-belinda-jiao © Belinda Jiao

La Traviata de Giuseppe Verdi de 1853 est l'un des opéras les plus joués dans le monde aujourd'hui. Basé sur la pièce d'Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, l’opéra raconte l'histoire de Violetta Valéry, célèbre courtisane parisienne. Sous ses dehors apparemment insouciants, elle est atteinte de tuberculose et son univers est bouleversé lorsqu'elle rencontre Alfredo dont elle tombe amoureuse. Ils s'enfuient ensemble et vivent d’expédients, mais un jour, Giorgio Germont, le père d'Alfredo, apparaît et la supplie de le quitter. En effet, le comportement d'Alfredo a jeté l'opprobre sur sa famille, ce qui empêche la fille de Germont de se marier et d'être heureuse. Bien qu'elle aime profondément Alfredo, Violetta fait preuve de compassion envers la famille et accepte de renoncer à son amour.

Alfredo, cependant, ignore la véritable raison pour laquelle Violetta s'est soudainement éloignée, et tout bascule lorsqu'il la confronte avec colère à la fête de Flora, l'amie de Violetta. Il finit par découvrir la vérité et son père regrette lui aussi de les avoir séparés, mais Violetta est maintenant gravement malade et, bien que le couple se soit finalement réconcilié, leur bonheur retrouvé ne l'empêcher pas de mourir.

La version de Peter Konwitschny pour l'English National Opera (en coproduction avec l'Opera Graz, en Autriche) a été donnée pour la première fois au London Coliseum en 2013, et est reprise actuellement à Londres par Ruth Knight. Elle adopte une approche peu orthodoxe de l’ouvrage : une réduction du chef-d'œuvre de Verdi qui en supprime tout ce qui pourrait être considéré comme superflu ou n’étant pas intrinsèquement nécessaire.

Non seulement la durée de la représentation est réduite, puisqu'elle dure environ deux heures sans entracte, mais la mise en scène est aussi résolument minimaliste – le décor de Johannes Leiacker se limite à quelques rangées de rideaux rouges soyeux. C'est un moyen efficace de suggérer la décadence inhérente au livret, tandis que les différentes occasions où chaque rideau est ouvert ou fermé en disent long. Par exemple, la deuxième rangée de rideaux s'ouvre pour révéler la troisième lorsque Violetta chante « Ah fors'è lui », illustrant que ses pensées pour Alfredo l'exposent émotionnellement. Les rideaux sont cependant de nouveau tirés pour « Sempre libera degg'io », dans lequel elle affirme une fois de plus sa personnalité publique et insouciante, cachant ainsi ses besoins et désirs les plus profonds. Pendant la fête de Flora, tous les rideaux tombent ou sont déchirés, mettant à nu la scène et le destin imminent de Violetta, et révélant à quel point la vie est désolante.

La note d’intention de la production explique que les invités à la fête de Violetta « sont venus en voyeurs, car outre la perspective d'une ou deux aventures sexuelles, ils sont surtout désireux de se réjouir de la mort de la jeune femme ». La cruauté dont ils peuvent faire preuve est révélée dès le début de la soirée quand l'un d'eux s'assoit dans le fauteuil de Violetta et imite sa toux. Les fêtards sont en fait un groupe particulièrement agressif et antipathique, qui peuvent se montrer galants les uns envers les autres, mais aussi hostiles et conflictuels.


La Traviata, English National Opera (2023) (c) Belinda Jiao

La Violetta de Nicole Chevalier est donc la victime d'une société hédoniste qu'elle incarne ostensiblement (Gabriella Cassidy interprète le rôle le 7 novembre). D'abord parée d'une coupe au carré et d'une robe glamour qui se confond avec les rideaux de fond de scène, son interprétation est d'une puissance exceptionnelle. Ce qui pourrait sembler un soprano sûr et clair se révèle aussi  extrêmement nuancé, permettant à la voix de Nicole Chevalier de déployer autant de facettes que son interprétation du personnage. Dans un Acte III déchirant, tout en n'affaiblissant en rien l'essence de Violetta, elle révèle davantage de mépris et moins de sérénité face aux responsabilités des autres quant à sa disparition que dans la plupart des interprétations du rôle.

Dans la manière dont la production est mise en place, il serait facile pour Alfredo de passer pour un être fat et pleurnichard, avec le risque d’en faire un personnage peu estimable et donc peu digne de l’amour que Violetta lui porte. Pour autant, dans l'interprétation sensible de Jose Simerilla Romero, la difficulté est contournée car son très agréable ténor n’en fait pas un personnage caricatural. Son innocence pure et simple apparaît de fait comme le trait qui le rend si attirant pour Violetta.

Le véritable tour de force de la soirée revient cependant à Roland Wood, qui met son imposant baryton au service d’un excellent Giorgio Germont. On peut faire de Germont un personnage dans l'expectative ou un individu dont le cœur est brisé par le sacrifice qu'il demande à Violetta, mais l’approche de Roland Wood consiste finalement à en faire un maniaque du contrôle. Dans la production, il confronte Violetta à la fille (la jeune Summah Chandi qui partage le rôle avec Alice Mountford) qu'elle empêche prétendument d'être heureuse – et elle est très jeune. On peut donc supposer qu’il a arrangé son futur mariage. Certes, la jeune fille supplie Germont de persuader Violetta, ce qui de prime abord tend à suggérer qu'elle aime sincèrement son futur époux. Pour autant, si le patriarche Germont a élevé sa fille en lui dictant comment sa vie est censée se dérouler et qui elle devra épouser, sa détresse pourrait résulter de l’ébranlement des certitudes avec lesquelles elle a toujours vécu et d'un désir ardent de les voir s’accomplir. En outre, à certains moments des actes II et III, Alfredo s'effondre en larmes dans les bras de Germont, suggérant là aussi que le père a élevé ses enfants de manière à ce qu'il ait une emprise totale sur eux.

Dans une production qui met tellement l'accent sur l'hédonisme inhérent à la société, il est un peu dommage néanmoins que les Bohémiennes et les Matadors n’apparaissent pas, alors qu’ils auraient assurément pu conforter la lecture de la mise en scène. De fait, les coupes qui ont été faites dans l’ouvrage nuisent parfois au rythme de l’opéra – notamment pour restituer toute la dimension de la fête de Flora à l'Acte II et, dans une moindre mesure, à l'Acte III, quand bien même ce dernier reste assurément émouvant. Cependant, ces quelques regrets sont plus que compensés par la direction superlative de Richard Farnes à la tête de l'Orchestre de l'English National Opera. Ses tempi sont impeccables, et l'attention portée aux détails est exquise, chaque ligne individuelle est ciselée à la perfection, tout en formant un ensemble ultime.

traduction libre de la chronique de Sam Smith
Londres, 23 octobre 2023

La traviata | 23 October - 12 November 2023 | London Coliseum

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