Un parcours de Reine(s) au Théâtre des Champs-Élysées, avec Marina Rebeka et Karine Deshayes

Xl_karine-dehayes_marina-rebeka_theatre-des-champs-elysees-2023 © Karine Deshayes / Marina Rebeka

L’une comme l’autre, maîtresses en matière de bel canto, les deux artistes ont, à nouveau, brillé dans un répertoire finalement plutôt rare à Paris avec les personnages féminins majeurs de Donizetti, Rossini et Bellini.

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Avoir, sur une même scène parisienne, deux artistes comme Marina Rebeka et Karine Deshayes, est forcément un privilège. D’autant plus quand elles sont dans leur répertoire de prédilection. Le programme de la soirée qui, initialement, devait être concentré sur les trois Reines de Donizetti s’est rapproché de celui qu’elles avaient déjà donné à l’Opéra de Monte-Carlo en février 2021.
Ces deux artistes-là se connaissent bien, car elles se sont également déjà affrontées, en avril 2022 dans Anna Bolena au Théâtre des Champs-Élysées. Par ailleurs, même si Marina Rebeka a dernièrement annulé sa participation aux représentations de [Maria Stuarda à Amsterdam, elle a déjà interprété le rôle en 2017, à Rome, alors que Karine Deshayes s’est saisie de celui de Semiramide à Saint-Étienne en 2018. Enfin, et ce n’est pas anecdotique, Karine Deshayes, continuant à élargir sa gamme de rôles, si elle fut déjà Adalgisa à Toulouse aux côtés de Marina Rebeka, a également interprété Norma en version concert (l’an dernier au festival d’Aix-en-Provence) ce qu’elle fera de nouveau prochainement à Marseille. Pour autant, à ce stade, il paraît difficile de disputer la suprématie de la soprano lettone dans le rôle, surtout lorsqu’elle nous offre un Casta Diva aussi stupéfiant que celui qu’elle dispensa ce soir.

En première partie de la soirée, l’on retrouvait l’histoire excessive et dramatique de deux Reines qui finirent la tête sur le billot, des histoires qui ont inspiré à Donizetti deux personnages vocalement extraordinaires. L’une, Marie Stuart, fut (et reste pour l’éternité) la rivale d’Elizabeth, première de ce nom. La seconde, Anne Boleyn était l’épouse d’Henri VIII qui la fit exécuter, sous un prétexte fallacieux d’infidélité, pour pouvoir épouser Jane Seymour. Finalement, Marina Rebeka et Karine Deshayes n’interprètent là que des femmes de pouvoir qui s’assirent sur le trône, deux rivales, puis l’une qui a précédé l’autre sur celui d’Angleterre.
En seconde partie, l’on se souvient que Rossini, a, en son temps, également offert de beaux rôles de Reines, puisque l’on retrouve Elisabetta, une femme qui aura, décidément, fasciné les compositeurs. Mais aussi, en remontant plus loin dans le temps, Semiramide, la souveraine de Babylone.
Alors Norma ? Une Reine ? Factuellement, non ! Mais il est pourtant difficile de lui refuser ce statut, car si son front n’est ceint que d’une couronne de laurier, avec le temps (et les interprètes fabuleuses), le rôle s’est hissé au-dessus de tous les autres, accédant au statut d’une forme d’aboutissement, de quintessence sublime du bel canto.

L’on émettra quelques menues critiques sur cette soirée exceptionnelle, même si elles s’avèrent être les résultantes naturelles d’un programme construit en toute cohérence.
En première partie, le long duo d’Anna Bolena montre, certes, l’une des scènes clé de l’affrontement entre les deux femmes, mais extraite du déroulement de l’opéra, et sans les sous-titres, est-elle porteuse de l’impact espéré ?
En seconde partie, même si Karine Deshayes interprète le grand air de Semiramide, était-il nécessaire de nous resservir, une fois encore, l’ouverture de l’opéra, et n’aurait-il pas été plus novateur de rechercher un morceau moins rebattu, dans lequel la cheffe et l’orchestre auraient pu, aussi bien, montrer leurs qualités d’exécution… ?
Quant au duo d’Elisabetta, Regina d’Inghilterra, son principal intérêt était de rappeler que Karine Deshayes a brillamment interprété le rôle à Pesaro. Ce choix s’est cependant avéré être plus une démonstration assez technique d’une association réussie dans les vocalises rossiniennes, qu’un morceau où l’on peut saisir l’essence des deux femmes qui s’affrontent. Cela étant, ces réserves ne pèsent finalement que peu au regard de la force de ce qui nous sera donné par ailleurs.

Car, ce qui fit principalement l’intérêt et la beauté de cette soirée, c’est que les moyens des deux artistes sont aussi dissemblables que complémentaires.
Ceux de Marina Rebeka sont tranchants et nous prennent à la gorge. Même devant un sort qui s’annonce funeste, l’on sent que ses ennemis devront la terrasser par K.O., car, quelle que soit l’héroïne, elle ira au bout de ses convictions et affrontera la mort avec panache. En première partie, la soprano porte le grand air d’Anna Bolena (malheureusement privé du Coppia iniqua) à un niveau stratosphérique, où le destin de cette femme transparaît à tout moment, derrière une maîtrise technique époustouflante qui ne cède en rien à la pure beauté vocale.
Et… en point d’orgue, il y eut ce sommet absolu, ce Casta Diva prodigieux avec ce mélange de féminité et d’autorité enveloppante, cette rencontre sublime de la technique et de l’émotion, incarnée par une montée dans les aigus, qui, d’un souffle, finit en diminuendo. La performance, pourtant maîtrisée, montrera, au final, que l’artiste, presque surprise par ce qu’elle venait d’offrir, a dû exploiter toutes ses forces pour y parvenir et faire cet incomparable don au public. Elle démontre là, qu’elle est l’une des Norma actuelles de référence, une de celles capables de se hisser au plus près des légendes qui l’ont précédée.

Karine Deshayes, elle, maîtrise un art subtil pour faire vivre ses personnages et l’on est plus séduit par une forme de douceur, voire parfois de résignation, lorsqu’elle doit affronter sa rivale en amour. Il est malgré tout, incontestable, que l’affirmation d’autorité réalisée dans l’air d’Elisabetta « Ah ! quando all’ara scorgemi » est pleinement maîtrisée et convaincante.
L’air de Semiramide laisse plus dubitatif, car le personnage correspond moins à sa nature et s’il est exécuté de manière absolument irréprochable et si Karine Deshayes y démontre son incroyable technique rossinienne, l’on n’est pas certain d’y de reconnaître là le caractère tortueux et pervers de la Reine de Babylone.
En revanche, lorsqu’elle interprète la prière de Giovanna, les couleurs de sa voix et les vocalises savent traduire une émotion sincère. Lorsqu’elle regagne la confiance de Norma, Karine Deshayes passe par une forme de soumission, pour doucement, se hisser à la hauteur de la prêtresse et là, c’est extraordinaire.

Aux saluts, quittant le bel canto, il fut beau de voir Marina Rebeka, qui a désormais délaissé les partitions de Mozart, redevenir Susanna, le temps d’un court instant, pour rendre hommage à Karine Deshayes dans sa récente prise de rôle de la Comtesse dans Les Noces de Figaro. Car ce geste, qui accompagnait ceux qui l’avaient précédé dans la soirée, montrait plus que la fusion artistique de deux collègues ; c’était alors une attention partagée… une amitié en somme, que tout le monde a pu ainsi ressentir.

Bien sûr, quoi que plus effacée, il y eut, ce soir, une autre Reine sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, car Speranza Scappucci était à la tête de l’Orchestre de Paris. S’il l’on peut penser qu’il est des formations orchestrales qui évoluent plus à leur aise dans ce répertoire, les musiciens étaient, ce soir, à leur meilleur sous la direction de la cheffe italienne qui, elle, y a si souvent fait ses preuves. L’on se souvient notamment de la très belle édition critique qu’elle a donnée des Puritains de Bellini, à l’Opéra de Liège en 2019. Et c’est donc dans ce morceau de choix, l’ouverture de Semiramide, que l’on put ce soir-là, mesurer au mieux son talent. Elle a su y apporter la dynamique, voire la fougue, et la cohérence de l’orchestre, autant que cette capacité à colorer grâce à l’émergence affutée des solistes, bref tout ce qui caractérise le génie du compositeur de Pesaro.

Durant la soirée, nous sommes passés des « femmes de pouvoir » aux femmes qui avaient pris le pouvoir ce soir-là, sur cette scène du Théâtre des Champs-Élysées. Complices, attentives l’une à l’autre, triomphantes, admirées et même mieux… aimées. Car en retour de ce qu’elles lui avaient offert, le public leur a rappelé à quel point il les apprécie et a hâte de les revoir.

Paul Fourier
Paris, 21 mars 2023

Récital Marina Rebeka & Karine Deshayes - Théâtre des Champs-Élysées (2023)

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