La divine plongée d’Anna Netrebko dans les mélodies russes, à la Philharmonie de Paris

Xl_anna-netrebko-philharmonie-paris-2023 © DR

La soprano Anna Netrebko a déroulé un programme, composé de pièces de Rimski-Korsakov, Rachmaninoff et Tchaïkovski, aussi exigeant et délicat que sublimement interprété.

Il fut un temps récent où, en se rapportant à des actes d’agression d’une nation envers une autre, l’on en avait été amené à croire que le fait qu’une soprano russe puisse interpréter des mélodies russes était devenu un geste subversif. C’était d’autant plus vrai si cette soprano, particulièrement ciblée (et l’étant encore fréquemment) au regard de ses accointances passées, s’appelait Anna Netrebko.
La culture russe est riche et regorge, notamment, d’immenses compositeurs. Et, quelles que soient les circonstances, aussi tragiques soient-elles, il ne devrait pas y avoir de débat sur le fait que leurs œuvres puissent continuer à être données sans obstacles car elles font partie du glorieux patrimoine russe et sont aussi partie intégrante de notre patrimoine commun, comme en témoigne, pour exemple, les Onéguine ou Dame de Pique qui n’ont jamais cessé d’être montés sur les scènes du monde entier.
Quant à Netrebko, elle est nécessairement, une interprète majeure de ce répertoire, car elle sait porter, musicalement, la richesse de sa culture.
Alors, un an et demi après le déclenchement de l’agression russe, le beau programme présenté mercredi 11 octobre à la Philharmonie sonnait, aussi et finalement, comme une heureuse normalisation artistique.

Car, pour ce concert, il y avait les œuvres – magnifiques – et une interprète qui les a sublimées.

Chacun des morceaux des compositeurs cités est une musique, une mélodie souvent simple, et un texte, récit ou sentiment, de quelques minutes. Anna Netrebko, en grande musicienne, mais également aussi, fondamentalement, en femme de théâtre, est à même d’épouser et d’« interpréter » chacune de ces petites histoires, des histoires d’amour souvent, des histoires parfois tristes, parfois gaies.
Elle le fait très souvent « à l’ancienne », en retrouvant des gestuelles éloquentes (quoique sobres), gestuelles qui peuvent rappeler une certaine expressivité inspirée des grandes tragédiennes de scène, peut-être même plus théâtrales qu’opératiques. Car la théâtralité ici exposée, est aussi exacerbée que combinée à une réelle vérité dramatique.
Durant la soirée, l’artiste a su, fréquemment, se faire dansante ou prolonger le geste dramatique après la fin d’un air, comme lorsqu’un chef d’orchestre laisse sa baguette suspendue afin de prolonger la magie. A cet égard, il est regrettable que les applaudissements du public – certes enthousiaste – n’aient pas vraiment su respecter cette forme de récit scénographique.

Chaque compositeur a son univers propre et l’on peut dire que la soprano sait se fondre en chacun d’eux.

Avec Rimski-Korsakov, on évolue souvent dans des paysages sauvages ; l’on côtoie le rossignol ou l’alouette, et le registre de voix est plutôt aigu.
Outre son interprétation, attentive à chaque phrase (et partant de là à l’expression de chaque sentiment), Netrebko rappelle que si l’instrument s’est alourdi avec le répertoire qu’elle pratique désormais, les aigus sont restés purs, voire aériens et, alors qu’elle parvient, sans peine à maîtriser le volume de sa voix, la sensibilité transmise est intacte.
Les mélodies comme Ne veter, veya s vysoty (« Ce n’est pas le vent, soufflant des hauteurs ») ou Nimfa (« La Nymphe ») sont alors de véritables bijoux de sensibilité, l’alouette de Zvonche zhavoronka penye a toute la vivacité de la voix ductile de Netrebko, « Les Monts de Géorgie » (pour Na kholmakh Gruzii) sont emplis de mélancolie, les vocalises lentes sur Plenivshis’ rozoj, solovey sont enivrantes.

Il y aura aussi les extraits d’opéra. Pour l’« Hymne au soleil » du Coq d’or, pour lequel l’accompagnement au piano se fait d’emblée plus lourd, Anna Netrebko, déambule longuement sur la scène de la Philharmonie, nous emmène dans cet air où Chemakha, toute sensualité affichée, s’adresse au tsar Dodon.
À l’instar de son héroïne, la soprano profite de ce moment, pour ensorceler le public, finissant sur un splendide aigu totalement maîtrisé. Puis ce sera le finale de La Fille de neige, et le sublime air où Snégourotchka ne pouvant résister à proclamer son amour pour Mizguir va disparaître.

La fin de la première partie aura le double aspect du chant simple et d’un moment d’une douceur extrême, avec « La Nymphe », et d’un étonnant rêve érotique d’une sensualité totale dans Son v letnyuyu noch (« Songe d’une nuit d’été ») où Netrebko met en scène la volupté de l’amour dans la chaleur de l’été, avant de s’amuser de ce songe qui l’a menée si loin.

La deuxième partie était d’abord consacrée à quatre airs de Rachmaninoff où le ton change, où les récits sont moins émotionnels. L’air Zdes’ khorosho (« Ici, il fait bon ») dans lequel la soprano ose un aigu piano parfait, longuement tenu, est d’une ineffable beauté.

Avec Tchaïkovski, l’on entre dans un répertoire idéal pour Anna Netrebko, un répertoire dans lequel la chanteuse s’appuie idéalement sur son registre médium.
L’on retrouve immédiatement l’univers du compositeur dans lequel l’interprète dialogue avec un amour éloigné ou imaginaire, où cet amour est passion, un amour souvent malheureux, voire torturé, où les regrets effleurent ou nous mènent aux lisières de la folie, comme dans Nochi bezumnye. La « sérénade », elle, est d’une subtilité toute « tchaïkovskienne », car le texte qui s’adresse à l’enfant sous-entend aussi que les souffrances des adultes ne sont pas si loin et là, sur cet air enjoué, Netrebko parvient, sans peine, à transmettre toute l’ambiguïté du texte.
L’air Ya li v pole da ne travushka bïla? (« J’étais pourtant comme un brin d’herbe ») est quant à lui un petit chef-d’œuvre de six minutes, qui commence sur un ton ironique en évoquant la vie de ce petit brin d’herbe, pour déboucher sur le destin d’une jeune fille et c’est, probablement à ce moment-là, que l’on ressent la plus grande émotion de la soirée et que l’on perçoit l’incomparable talent de « passeuse » de la culture russe qu’est la soprano.

Le public est alors saisi d’une intense émotion. Avec un sublime Den’ li zarit (« Que règne le jour »), Anna Netrebko termine, en beauté, la partie officielle du concert. Puis, ovationnée, après un magnifique bis (Ne rydai, mai Paolo, extrait de Francesca da Rimini de Rachmaninov), la soprano s’en est allée.

À tout moment, durant le concert, la chanteuse a pu s’appuyer sur Pavel Nebolsin, un pianiste totalement en phase avec elle comme avec la simplicité des mélodies qui nous ont été données. Sensible quand il le fallait, dramatique à d’autres moments (sans être ostentatoire), profitant de quelques échappées comme à la fin de Den’ li zarit, il a su, au même titre que la Diva, transmettre l’âme russe contenue dans ce répertoire.

Netrebko brille constamment sur les scènes avec de grands opéras, mais la soirée fut unique, car la femme, comme la chanteuse, ont investi là un répertoire plus intériorisé (et même plus intime). Elle nous a fait voyager musicalement dans son pays millénaire, nous a transmis des sentiments hautement personnels et, qui sait ?, a cherché aussi à éloigner quelques fantômes.
C’est sans doute cette incomparable proximité et l’exposition d’une artiste qui s’est montrée sans filtre qui ont été droit au cœur des spectateurs présents.

Paul Fourier
Paris, 11 octobre 2023

Anna Netrebko à la Philharmonie de Paris, 11 octobre 2023

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