Falstaff à l'opéra Bastille

Xl_falstaff_image © DR

Cette chronique concerne une retransmission au cinéma.

Falstaff est un opéra qui met en scène un héros bedonnant et fier de sa bedaine : la question est de savoir si le directeur musical Daniel Oren a voulu placer cette représentation sous cette égide, tant l’ouverture de l’opéra est lourde à nous en affliger. Verdi, scrupuleux lors du choix de ses chanteurs/ comédiens, ne voulait sacrifier les compères de Falstaff et Ford, Pistola, Bardolfo et le Dr Caius, de crainte que la première scène qui tournait autour d’eux ne fasse un flop aussi gros que celui de Falstaff tombant dans l’eau avec le panier à linge. Sa crainte est réalisée ici : dès le premier échange entre Falstaff (Ambrogio Maestri) et le Dr Caius (Raul Giménez), l’inertie se fait sentir, quelque chose est raté d’emblée. Ambrogio Maestri, pourtant, joue une comédie amusante, prend des airs à propos, et sait sonner de la voix ainsi que l’on en attendait du paillard Sir John. Mais les chants manquent de relief, de tous côtés cela ne gronde pas assez, cela reste sage, aussi sage que disent l’être les compères qui ne veulent trahir leur honneur. Et le tout manque de ressort : pourquoi les répliques se répondent-elles si peu promptement, pourquoi le chant moyenâgeux si drôle entonné sur un « Amen » est ici à peine remarqué ? Sans doute à cause d’un statisme posé comme cadre dès les premières notes de l’orchestre : les basses rebondissantes et à contretemps de l’allegro vivacedeviennent ici des temps marqués lourdement, une sorte d’allegro pesante, pour filer la métaphore du personnage de Falstaff. C’est trop lent, c’est trop lourd, on ne voit pas bien comment les chanteurs vont s’en sortir pour donner de l’allégresse à cette première scène. Et de fait ils ne s’en sortent pas, non aidés par la mise en scène atrocement statique de D.Pitoiset et par des déplacements sans vivacité : il faudrait le caractère de voix dont savaient faire preuve Giuseppe Valdengo et Gabor Carelli, sous la direction géniale de Toscanini, pour arriver à faire rebondir un tel tempo– mais on en est loin ici : on chante correctement, mais on ne tonne pas. Les accents des voix semblent sans lien avec ceux de l’orchestre, la prononciation – grand souci de Verdi dans cet opéra – est certes intelligible, mais forcée d’être plombante pour être articulée. La salle ne rit guère, dans cette introduction pourtant pleine de perles d’humour, car aucune de ces perles ne trouve ici cadre pour briller. Il est à cet égard significatif que le seul point dynamique de cette scène soit non musical : c’est le déroulement par le cuisinier de la longue addition adressée à Falstaff, d’un geste vif, amusant, traçant comme un éclair dans l’espace.

Les apparitions successives des autres protagonistes ne seront pas beaucoup plus convaincantes. Certes l’arrivée des commères – rendons-leur cet hommage – sait instaurer le mouvement scénique qui nous manquait, et la partie orchestrale commence à être davantage liée à la partie vocale ; mais ici encore les souhaits de Verdi semblent bafoués, et ils le sont selon une certaine incohérence. Alice, censée être débordante d’esprit et d’idées, est d’une vulgarité qui semblait pourtant vouloir être évitée à tout prix par le compositeur. Sans s’attarder sur la voix de Svetla Vassileva, qui sans posséder de défauts particuliers, ne fait pas pour autant naître un grand intérêt, on s’étonnera de ces costumes et maquillages de bohémienne dont elle est affublée. Cela peut sembler anecdotique au premier abord, mais on s’aperçoit vite que cela trahit le caractère du personnage. On le voit de façon très décevante dans la scène où Falstaff et Alice se rencontrent : déjà, le luth sur lequel elle est censée jouer lorsque Falstaff arrive, est ici transformé en gramophone. Cela donne l’occasion à notre metteur en scène de remplacer une Alice qui se présente chaste et candide dans le texte, par une vulgaire séductrice qui danse pour imprimer à son corps un mouvement dont il est alors incompréhensible qu’il ne finisse pas contre le corps de Falstaff.

Autre incohérence  chez ces commères : l’air de désolation insupportable que prend Meg Page (Gaëlle Arquez) à la lecture de la lettre de Falstaff. On la croirait désespérée de se rendre compte que Falstaff court deux lièvres à la fois. Mais Falstaff n’était-il pourtant pas censé être ridicule d’emblée ? Ne susciter que mépris ? Faut-il comprendre que le parti pris est de changer du tout au tout la vision que l’histoire a eue de Falstaff, ou bien Gaëlle Arquez ne sait-elle pas faire la différence entre amour blessé et vexation de femme flattée ?

Heureusement que la drôle Mrs Quickly (Marie-Nicole Lemieux) est là pour rattraper ce trio un peu boiteux. Son sourire, son jeu, sa vivacité, son chant, sa bonne humeur enfin, arrivent à porter les deux autres et sauvent finalement cette scène qui commence à racheter quelque peu le début de l’opéra. Sur cette lancée, le couple Nanetta/ Fenton vit sa première effusion d’une façon qui, il faut bien le reconnaître, est remarquablement bien amenée. Il n’était pas évident en effet de ne pas faire sentir une rupture étrange entre deux registres si différents, celui d’une part des commères, sur le ton de la moquerie, celui d’autre part des jouvenceaux, sur le ton de l’amour naissant. C’est réussi ici, et visuellement, la scène est belle. Du point de vue de l’écoute néanmoins, quelque chose déjà dérange, et persistera : ces deux chanteurs, ces deux inséparables amoureux, possèdent deux voix qui ne s’accordent pas du tout dans leur caractère. La voix d’Elena Tsallagova est perçante (transperce d’ailleurs toutes les voix alentour, dont celle d’Alice, la mère de Nanetta), tandis que celle de Paolo Fanale est au contraire lointaine : on a sans cesse l’impression qu’il se trouve dans une autre pièce. De fait, ce Fenton est un personnage décidément à l’écart du complot ; mais ne devrait-il pas s’unir au moins vocalement à Nanetta pour réintégrer la trame de l’opéra ?

Et Elena Tsallagova – qui déclarait significativement en coulisse que tous les personnages étaient « égaux » – ne devrait-elle pas se distinguer par une douceur de voix et de caractère qui contraste avec le pur cynisme des commères ? On le regrette amèrement en tout cas dans son rôle de Reine des fées : cette voix a décidément trop de présence, et ici presque trop de dureté : rien de magique, rien de lointain, rien d’une nuit de sabbat embrumée.

Car c’est bien l’autre « raté » de cette représentation : la façon dont la nuit de sabbat est amenée. Certes, on rit bien de ce Falstaff qui arrive presque en galopant sur la scène, décidément bon acteur, accoutré d’un pyjama blanc, d’une couverture à carreaux et des deux bois de cerf mythiques. Mais avant cela, Verdi avait donné toutes les possibilités pour créer une atmosphère magique, qui ici ne prend que trop tard. Constante dans sa vulgarité et sa platitude, Alice fait un récit de la légende du chasseur noir qui ne provoque pas en nous la moindre émotion : voilà qui est regrettable, quand on pense à des versions qui nous clouaient sur place de terreur (on pense notamment à E.Schwarzkopf dirigée par Karajan) ! Et la salle parallèlement s’agite, se retourne : qu’est-ce donc que ce son aigu, ce parasite qui vient troubler notre écoute ? Rien d’autre que le piccolo de l’orchestre, décidément toujours aussi peu à propos : il faut quand même un certain décalage, pour faire croire au public à un défaut technique quand on a affaire à un son qui devrait être de magie toute pure.

Certes, Falstaff le dira, « tutto nel mondo è burla » : mais si tout à l’air d’une farce dès le départ, une telle morale qui pointe l’évidence n’a pas grand intérêt. Si au contraire on arrivait à montrer que même la peur qui nous empoigne est farce, que les affres de la jalousie sont farces, que le désespoir est farce, ne gagnerait-on pas un sens bien singulier avec cette morale ?

Il faut ici remercier M.Ford, chanté par Artur Rucinski, qui est la seule grande réussite de cette représentation. Seul, il sait réellement varier de registre, passer du piège à la douleur, de l’orgueil au repentir, en nous emportant à chaque fois avec lui, en nous y faisant croire. Le joyau de cette représentation reste en effet la scène qu’il joue avec Ambrogio Maestri : là enfin, un accord est trouvé, de beaux chants sont prononcés, un réel échange est donné. Les deux hommes allient savamment élégance et ridicule, dans une mise en scène amusante où Ford, tout penaud, se tient à côté de Falstaff. On en dirait une demi-portion, mais d’une demi-portion qui, ridicule à un moment, suscite la compassion l’instant d’après, émeut lorsqu’il nous chante les affres de la jalousie.

Finalement, pour suivre une mise en scène truffée par ailleurs d’éléments à la logique incompréhensible (pourquoi un décor moderne et des vêtements d’époque ? Pourquoi un garage avec un mécanicien ? Pourquoi un Pistolo habillé en aviateur ? L’apport ici n’est pas évident), on dira comme le fait un élément scénique tout aussi inexplicable : « votez Ford », car seul il aura donné un réel intérêt à cette représentation.

Manon Bosc

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