Satyagraha de Philip Glass au Komische Oper de Berlin

Xl_satyagraha_086 © (c) Monika Rittershaus

On connait la phrase de Gide qui prétendait qu’on ne pouvait faire de bonne littérature avec de beaux sentiments. Or, et c’est là le miracle de cette production donnée au Komische Oper, Satyagraha déploie durant trois heures la quintessence de la philosophie de Gandhi, et le résultat est proprement bouleversant.

La production mise en scène par Sidi Larbi Cherkaoui (et créée à Bâle en mai dernier) trouve en Berlin un refuge idéal. De par son histoire, la capitale allemande est en effet la ville la plus rétive aux idéaux collectifs, mais également celle où foisonnent aujourd’hui de nombreux modes de vie alternatifs. Peu connue en France, l’histoire de Satyagraha revient aux premiers pas de Gandhi en Afrique du Sud. En 1910, le philosophe indien établit avec l’architecte Hermann Kallenbach une collectivité organisée en coopérative, à partir de laquelle naîtra la résistance au gouvernement colonial britannique. On ne retrouvera ici nuls évocation linéaire ou élément de la vie privée de Gandhi mais seulement l’engagement atemporel d’un philosophe en lutte contre les oppressions. Les fugaces échos à notre actualité la plus immédiate (le hashtag #metoo notamment) prendront dans ce contexte une signification des plus saisissantes.


Satyagraha - Komische Oper (2017) ; (c) Monika Rittershaus


Satyagraha - Komische Oper (2017) ; (c) Monika Rittershaus

À la différence d’Einstein on the Beach (1976) indissociable des images de Bob Wilson, Satyagraha, le deuxième opéra de Philip Glass, laisse une large place à la mise en scène. Confier cet ouvrage aux longues plages instrumentales à Sidi Larbi Cherkaoui est une idée de génie. En réalité, le chorégraphe et metteur en scène flamand ne fait que suivre le livret (« le corps se maintient en vie uniquement dans l’action ») et laisse sa troupe de prodigieux danseurs (la Compagnie Eastman) construire une utopie individuelle et collective. À la manière d’une communauté, chacun sur scène participe, « met la main à la pâte » dans un souci d’harmonie corporelle, autour d’un engagement pacifiste en train de se construire. Et c’est sur ce point que la musique de Philip Glass s’affirme comme l’un des très grands chefs d’œuvre américains du vingtième siècle. Pour son premier opéra avec orchestre, Glass témoigne d’une netteté de trait et d’une simplicité admirables, à mille lieux de ses futurs tics « symphonistes ». Dans la fosse, l’Orchestre du Komische Oper livre une remarquable prestation, aussi précise rythmiquement que charnue instrumentalement, alors que le chef Jonathan Stockhammer veille à apporter le lyrisme d’une partition à la chaleur souvent mozartienne. Le style « répétitif » du compositeur new-yorkais n’a ici jamais été plus justifié : chaque accord répété devient une graine d’avenir, chaque crescendo un espoir humaniste qui grandit, jusqu’à bientôt tout dire de l’engagement politique, de sa fatigue, de l’éternel recommencement du combat contre l’injustice… Et lorsque la violence déferle à l’acte 2 contre Gandhi, les cris de protestation agencés par Glass s’élèvent dans la salle comme la plus puissante manifestation anti-militariste jamais écrite en musique.

Plus que le Gandhi de Stefan Cifolelli, magnifique comédien mais manquant peut-être d’ampleur vocale, on saluera les belles Miss Schlesen de Katarzyna Wlodarczyk et Mrs Naidoo de Mirka Wagner, et surtout la prestation impressionnante du chœur du Komische Oper préparé par David Cavelius. L'acte 3 réserve encore des visions inoubliables, notamment ces "damnés de la terre" d'une insoutenable violence, qui parachèvent la réussite d'un spectacle total.

Nul n’aurait pu prédire à sa création en 1980 que Satyagraha de Glass possèderait une telle acuité face aux enjeux de notre époque. C'est tout à l'honneur du Komische Oper de Berlin et du metteur en scène Sidi Larbi Cherkaoui d'offrir une lecture à la hauteur de ce chef d'œuvre de notre temps. (27 octobre)

Laurent Vilarem
 

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