Les Bienveillantes de Parra à Anvers : opéra monstrueux

Xl_les-bienveillantes-opera-2019 © DR

Créées à l’Opéra d’Anvers, Les Bienveillantes sont un opéra monstrueux. Adapté du célèbre roman de Jonathan Littell, l’ouvrage d’Hèctor Parra témoigne d’une ambition rarissime à notre époque : rendre compte des horreurs du siècle dernier, en les inscrivant dans un cadre mythologique universel. Le résultat est problématique, borderline, fascinant.

Première bonne surprise du spectacle : l’adaptation littéraire. Comment traduire un roman de 1000 pages où abondent scènes de massacres, tortures et bains de sang ? Le livret de Händl Klaus ne fait pas l’impasse sur ces scènes traumatiques (nous y reviendrons) mais axe davantage l’action sur les rapports incestueux Maximilian Aue/Una, à la manière d’une tragédie antique. L’œuvre, d’une durée de 3h30 avec entracte, se construit comme une suite baroque (Toccata, Allemande, Courante, Sarabande, Menuet, Air, Gigue) et déploie des scènes en allemand et en français. Contrairement à ce qu’on l’aurait pensé, Les Bienveillantes appelaient la musique : le personnage principal, Maximilian Aue, est un passionné éperdu du répertoire, et la partie orchestrale fait entendre de nombreux échos de Bach, Berg, Zimmermann ou Bruckner. Il y a quelque chose de l’ambition du Doktor Faustus de Thomas Mann dans cette partition souvent apocalyptique, où la sensualité orchestrale se mêle à l’horreur la plus absolue.




Les Bienveillantes

Il ne nous appartient pas de juger si l’on peut porter l’Holocauste et les massacres collectifs sur une scène. La musique de Parra se tient sur la corde raide : elle trouve la bonne distance quand il s’agit de faire parler les bourreaux (le langage volontiers anxiogène du contemporain se prête à ce basculement dans la folie meurtrière) mais échoue, parfois de façon gênante, à témoigner des souffrances des victimes. Cette dialectique, propice à l’opéra, est en revanche magnifiquement réussie dans la mise en scène de Calixto Bieito, le grand triomphateur de la soirée. L’homme de théâtre espagnol trouve toujours le bon équilibre : ainsi une scène d’amour incestueuse est contrebalancée en arrière-plan par de terribles images de cannibalisme, ou Auschwitz est représenté comme un intérieur domestique envahi de fumée, dans lequel des enfants dessinent sur des murs ensanglantés. Certaines scènes nous valent des images inoubliables, tel ce piano qui s’envole au son d’une sarabande devenue menaçante.

Plus prosaïquement, le spectacle se tient. Un bon tiers de la salle a déserté son siège après l’entracte, et pourtant Hèctor Parra fait preuve, à défaut d’originalité stylistique, d’une redoutable efficacité dramatique. Il y a du Luciano Berio chez le compositeur franco-catalan, qui opère une synthèse des grands courants de la musique européenne, en lui insufflant puissance et ampleur structurelle. L’hallucinante avant-dernière scène orgiaque présente les qualités et les défauts du créateur barcelonais. On retiendra, parmi les points forts, d’une part une accumulation de forces qui débouche sur une incroyable hybridation informatique d’une extraordinaire intensité, et de l’autre, une prolixité qui confine à l’automatisme, confirmé par de nombreuses scènes épuisantes.

Pour qui veut vivre une soirée importante, il faut aller voir Les Bienveillantes. Les interprètes y jouent, avec la conviction d’appartenir à une création marquante. Magnifiques chœurs et orchestre de l’Opéra des Flandres, dirigés par Peter Rundel, émouvante Rachel Harnisch en Una, terrassante Natascha Petrinsky en mère d’Aue, et surtout saluons la prestation exceptionnelle de Peter Tantsits dans le rôle principal. Ce que fait le ténor américain, notamment dans la Gigue finale à la manière d’un meneur de cabaret, est d’un engagement et d’une inspiration, comme on en voit très peu dans sa vie de spectateur.

Laurent Vilarem

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