La Bohème à la Deutsche Oper : victoire par K.O

Xl_boheme © Bettina Stöß, 2015

Il ne devrait y avoir qu'un seul critère pour apprécier une représentation de La Bohème : l'émotion. Dans ce combat des Bohèmes berlinoises, le constat est sans appel : celle de la Deutsche Oper bouleverse, alors qu'on reste les yeux désespérément secs devant la production de la Staatsoper, malgré la magnifique Mimi d'Aleksandra Kurzak.

Commençons par le premier spectacle. La mise en scène de la Deutsche Oper, signée Götz Friedrich, est régulièrement reprise pendant la période de Noël. Résolument à l'ancienne, il s'agit d'une description, en bonne et due forme, de la vie d'artiste dans le Paris du début du vingtième siècle avec des décors incroyablement opulents. À ce titre, la reconstitution d'un escalier de Montmartre, avec flocons de neige, jongleurs de feu et bar à absinthe, vaut à lui seul le déplacement dans la capitale allemande. Les abords de la Porte d'Enfer à l'acte 3 sont même une merveille d'évocation, comme si une lithographie en chromo prenait vie. Les rapports entre les personnages, l'humour et la vitalité y sont également très finement traités, sans qu'on puisse accuser la routine, puisque la production, ancienne, date de 1988. Dans la fosse, Ivan Repusic propose une lecture spectaculaire, au bel esprit de fête, bien aidé par un orchestre superbement sonnant. Quant aux voix, Joseph Calleja, grand habitué du rôle, éblouit tout d'abord par ses nuances et sa belle voix de ténor méditerranéen, avant de rencontrer des problèmes techniques qui laissent espérer des représentations meilleures. En Musetta, Alexandra Hutton séduit durablement : sa coquette, aux faux airs de Patricia Petibon, bénéficie en outre d'une voix de colorature mozartienne, magnifiquement agile et équilibrée. Concernant le rôle de Mimi enfin, l'italienne Carmen Giannattasio fait craindre le pire en début de représentation dans le grand vaisseau de la Deutsche Oper mais son médium, presque inaudible, et son soprano dramatique se fortifient au fur et à mesure, au diapason d'une interprétation théâtrale de plus en plus poignante.


Aleksandra Kurzak, La Bohème - Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Poursuivons avec le spectacle de la Staatsoper. Première remarque, l'option de la mise en scène de Lindy Hume est plus ou moins la même, puisqu'on voit au premier acte un atelier de peintre ouvert à tous les vents.  Dans la fosse du Staatsoper, la Staatskapelle Berlin pouvait s'enorgueillir d'accueillir l'un des très grands espoirs de la direction d'orchestre, Lahav Shani, qui valorise certes l'orchestration moderniste de Puccini mais ne peut empêcher la formation de Daniel Barenboïm de sonner de façon trop lourde et massive.

La distribution vocale offre cependant de nombreux motifs de réjouissance. Arttu Kataja et Gyula Orendt soutiennent de jolie façon le Rodolfo d'Abdellah Lasri, qui impressionne par sa caractérisation du personnage, sorte de bloc de timidité rentrée et d'émotion à fleur de peau. Reste au ténor marocain à apporter un peu plus de rouerie séductrice à son jeu scénique. Quant aux personnages féminins, nerfs de la guerre chez Puccini, la russe Anna Samuil agace par son interprétation grand-guignolesque de Musetta, avec force cris hurlés et vibrato exagéré, tandis que la polonaise Aleksandra Kurzak fascine par sa malléabilité lyrique et sa lumineuse innocence, qui rapprochent Mimi d'héroïnes d'opéras françaises de la même époque.

Reprenons : d'un côté, un spectacle visuellement magnifique, de l'autre, une soirée sans surprises mais à la distribution homogène.  Est-ce à dire que La Bohème tient davantage de l'opéra à décors que d'une véritable tragédie intimiste ? Car La Bohème de la Deutsche Oper réussit parfaitement sa mission là où celle de la Staatsoper échoue. Est-ce l'interaction des personnages, la finesse des observations dans un superbe décor qui a fait ses preuves (la même chambre de l'acte 1 mais renversée dans une autre perspective)? La magie du spectacle vous saisit et une vague d'émotion déferle sur vous, lorsque Rodolfo hurle les « Mimi » finaux.
On en sort le cœur en miettes et la sensation physique d'avoir perdu son amour de jeunesse.

Laurent Vilarem
La Bohème à la Staatsoper (15 décembre 2016)
La Bohème à la Deutsche Oper (3 janvier 2017)

Crédit photos © Bettina Stöß

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