À Milan, la Tempête modérément agitée de Thomas Adès

Xl_the-tempest-teatro-alla-scala-2022a © Teatro alla Scala

Créée à Londres en 2004, The Tempest de Thomas Adès s’est tout de suite imposée comme un grand opéra moderne. Après le Metropolitan New York et Québec (où le spectacle a été donné en 2012), la mise en scène de Robert Lepage était proposée pour la première fois à La Scala de Milan. Une évidence tant la métropole lombarde est omniprésente dans le livret (Prospero est en effet duc de Milan) comme dans les décors et la scénographie (la scène est une reproduction de la Scala).

L’homme de théâtre québécois choisit en effet la mise en abyme pour mettre en scène, ce qui est, rappelons-le, l’adaptation d’une pièce de Shakespeare. Prospero et sa fille, déchus, échouent dans la salle scaligère. On attendait donc du Robert Lepage spectaculaire et technologique, ce n’est ici pas tout à fait le cas : Lepage revient à l’enfance de l’art avec des changements à vue, des ombres chinoises, des jeux circassiens. Tout un théâtre baroque qui, nous le verrons, ajoute certes à la dimension politique de l'œuvre mais enlève une grande partie de l’émotion de l’opéra.

The Tempest, Teatro alla Scala 2022

Le début est fracassant. Mise en scène comme musique brossent une image terrassante du naufrage initial. Le langage de Thomas Adès (qui dirige lui-même le Chœur et l’Orchestre du Théâtre de la Scala) s’inscrit d’emblée dans une puissance digne des Soldats de Zimmermann avant de rentrer dans le rang. Rapidement, les personnages se mettent en place, et si le livret de Meredith Oakes a le mérite de la lisibilité, il se situe dans une disposition très traditionnelle de l’opéra. Les airs s’enchaînent et permettent d’apprécier la Miranda très sensible d’Isabel Leonard, le Prospero puissant de Leigh Melrose (qui succède à Simon Keenlyside), l’ardent Ferdinand de Josh Lovell ou encore l’impressionnant roi de Naples de Toby Spence. On songe à un Songe d’une nuit d’été de Britten, avec un orchestre suractif, romantique et cuivré. Le métier d’Adès n’est jamais pris en défaut ; le compositeur britannique témoigne d’une science des plans orchestraux fabuleuse et d’une habileté à mêler audace et tradition au cœur d’une même mesure.

C’est pourtant l’acte 2 qui élève l'œuvre vers les sommets. Déjà présents au premier acte, les personnages d’Ariel et de Caliban déploient ici toute leur mesure. Il faut saluer l’exceptionnel travail d’Audrey Luna dans le rôle du génie : la partition réclame des extrême-aigus dont la colorature américaine s’empare avec brio. Adès réussit là une Reine de la nuit pour le 21ème siècle. Annoncé souffrant, Frédéric Antoun est condamné à mimer son rôle alors que Thomas Ebenstein chante sur le côté de la scène. Cette disposition inattendue renforce l’ambiguïté du personnage de Caliban. Esclave monstrueux de Prospero, que l’exégèse littéraire a transformé en indigène opprimé, ce rôle offre une humanité et une profondeur qui manquaient jusque-là. L’émotion surgit soudain avec ces personnages asservis et incompris.

The Tempest, Teatro alla Scala 2022

En réalité, Thomas Adès n’est jamais aussi à l’aise que dans les extrêmes. Son premier opéra (probablement le meilleur) Powder her face racontait la descente aux enfers d’une duchesse érotomane. L’Ange exterminateur (créé en 2016) s’affirmait également comme une critique cinglante de la bourgeoisie. Dans The Tempest, c’est bien dans ce deuxième acte que l’ironie d’Adès épouse sa pleine modernité. Sa musique s’humanise dès qu’elle tend vers le monstrueux, et lorsque dans ce monde bruyant, intervient un îlot de calme, Adès magnifie le refuge traditionnel qu’il poursuit.

Pourtant à l’exception du finale, le troisième acte quitte ses personnages magiques. La mise en abyme présentée par Robert Lepage renforce la dimension politique (Caliban apparaît clairement comme un symbole anti-colonial) mais échoue à nous intéresser aux turpitudes des autres personnages royaux. La catharsis théâtrale ne s’opère ainsi pas. Ainsi va l’opéra The Tempest de Thomas Adès qui oscille entre éclats de génie et inscription dans une lignée trop traditionnelle.

Laurent Vilarem
Milan, le 18 novembre 2022

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