Récit de ballet : Angelin Preljocaj « danse » le Voyage d'hiver au Théâtre des Champs-Elysées

Xl_ballet-preljocaj-tce-2022c © (c) Jean-Claude Carbonne

Lorsque vous vous préparez à assister au ballet nommé Winterreise (Voyage d'hiver) dont le nom est attribué à Schubert puisqu’il s'agit de son lieder, vous ne pensiez pas qu'Angelin Preljocaj vous donnerait la joie de faire réellement chanter ce ballet, et que Thomas Tatzl, baryton-basse dont la voix doucement mélancolique va à ce chant comme un gant, le chanterait devant vous.

D’ordinaire, on entend les voix enregistrées sur le ballet qui danse, ou bien on entend l’orchestre dans la fosse aux pieds des danseurs, ou bien encore à l’opéra, un chanteur esquisse quelques pas, mais ici non, le chanteur chante devant vous la mélodie du ballet qui se déroule sur scène, il ne renonce à rien, ne sacrifie rien de ces deux registres de la joie. D’emblée il vient chez nous, je veux dire, il descend de la scène pour aller rejoindre le piano-forte de James Vaughan, et il ne nous quittera plus jusqu’à la fin. Vous aurez le temps de sentir combien cette voix habite le Voyage d’hiver, habite son chant comme s’il était sa maison, avec juste ce tremblement à peine qui colore sa belle voix de basse d’une émotion tendre. Une histoire d’hiver va vous être contée, dont Preljocaj nous dit en préambule que c’est un chant d’amour perdu dont on meurt, de mort et d’amour, de mort d’amour. Vous l’écoutez un peu inquiet de ce qu’il va en dire car les minutes d’abord s’égrènent dans une raideur toute gymnastique, les hommes habillés de justaucorps bien nommés s’articulent à des corps de femmes presque nus sans être plus érotisés.


Winterreise © Jean-Claude Carbonne, TCE 2022

Vous attendez donc ce qu’il va vous dire, vous lui pardonnez d’avance l’idée qu’il pourrait vous laisser attendre, vous décevoir s’il ne vient pas, lui qui a déjà tant donné. Mais si, il vient, encore une fois, sa beauté vous arrive, elle vous saisit comme d’habitude, si l’on peut dire, elle sait qu’elle parle du couple qui se perd, de l’homme qui perd une femme et en mourra. Déjà leurs bras s’étendent perpendiculaires, sans que leur mouvement ait chance jamais d’atteindre l’autre. Le gymnaste disparaît, l’homme se meut, s’affronte à ce corps qui le quitte, démultiplié en deux, en quatre, en douze, car chacun va rencontrer, rater, déserter l’autre – cette femme qui l’abandonne. On la voit s’animer d’abord doucement, puis peu à peu se pétrifier en cinq statues qui, lumineuses, fixent la pierre qu’elles sont devenues, qu’elle est devenue. Et qui soudain s’éternisent en étoiles raides, écartelées et définitives, chacune porte derrière elle l’ombre d’un homme qui la contourne, l’observe, la demande, l’attend.

Tandis que pierre elles deviennent, chaque homme emporte une statue de femme, figée, fixée, écarquillée en des formes obtuses, parfois telles des grenouilles, perdant leurs formes belles au fur et à mesure qu’il la perd, qu’il la voit perdue. Curieusement au fur et à mesure que ce corps de pierre résume ce que La femme est pour lui devenue, le vêtement de chacun commence de ressembler à l’autre, hommes et femmes peu à peu semblables comme si la perte les mêlait, comme si l’osmose du deuil assemblait l’un à l’autre et l’autre à l’un pour ne plus se souvenir, pour l’avoir en soi quand dehors, ailleurs, on ne l’a plus. Leurs gestes se tendent, plateaux des bras, losanges des jambes, avant que leurs couleurs se confondent.

Le noir de l’homme en marche vers cette mort absurde a commencé de rejoindre le blanc des femmes pour se muer en couleurs multiples qui neutralisent leur altérité souffrante. Puis la danse de l’homme, des hommes, se sépare, et de tourner il commence, vêtu de jupes noires si amples qu’elles sont faites pour tourner en derviches dont on comprend ici qu’ils tournent au désespoir, qu’ils tournent de désespoir. Ils sont seuls ô combien ces hommes qui tournent désormais sans femme. Le chant d’hiver se poursuit, s’aiguise, la belle voix de Thomas Tatzl épouse l’hiver de Schubert autant qu’elle incarne cet homme qui tourne à mort. Pourtant ce n’est pas là qu’il meurt, pas avant qu’une fois encore sa pensée de la femme revienne l’animer en souriant de jupes longues elles aussi, cette fois en grands voiles colorés qui s’envolent en tournant.


Winterreise © Jean-Claude Carbonne, TCE 2022

On les regarde émerveillés de leur danse si souple, de leur beauté dansante, avant que de nouveau le couple qui s’absente soit convoqué. Il danse sur un cercueil où les place Preljocaj, assis face à face, sautant et partageant cette boîte noire qui les rassemble et les scelle d’abandon. Puis une machine arrive, qui les rassemble, à sept, à neuf, sans état d’homme, sans âme, sans états d’âme. Et la lumière sur eux, de leur gymnastique ensemble, fait peu à peu surgir une beauté tremblante comme s’il existait encore un deux qui survienne, comme si l’homme éperdu avait cru pouvoir fabriquer une femme.

C’est qu’il l’a entre-temps tenue, maintenue, la danse de chaque homme est venue contenir sa chacune qui se tend comme un arc, en soubresaut, s’échappe en convulsion, convulse en échappant, jusqu’à ce qu’elle se taise enfin immobile et noire, de silence et de fin.

On sait que l’homme du chant d’hiver de Schubert a là terminé sa course, la voix de Thomas, le piano de James nous le disent, et en effet l’homme de Preljocaj n’est plus maintenant qu’étendu à terre en neuf exemplaires. Rhabillé dans son noir, le noir qu’il fait briller jusqu’à se dissoudre en lui, quand le blanc du voile sur les femmes a planté son drapeau, les voiles des femmes qui s’en vont. Noir du deuil ici-bas, blanc du deuil là-bas, nous n’assistons plus qu’à la lente agonie qu’on nous annonçait, de l’homme qui meurt, des hommes qui meurent en un, en trois, en neuf, chacun lové dans le voile blanc d’une femme, et désormais étendu, cadavre brillant de gris compact sur quoi elle laisse, sur quoi elles laissent une pincée de terre tomber en s’envolant. Rideau.

J’ai oublié de vous dire tant de moments qui m’échappent déjà, tant d’épopées du couple mort à lui-même que rêve l’homme perdant une femme, tant de bondissants retours de l’un dans l’attente de l’autre, tant de grâce infinie du geste que le danseur déchiffre dans ce que Preljocaj lui dicte. Leur danse m’échappe tant elle fut inéluctablement belle, après l’attente et l’exercice. Tant cette pensée dansante de l’homme, qu’envahit la vision des femmes qui échappent, la grimace dansée des pierres qu’elles deviennent, la tentative triste de les contraindre, leurs secousses épileptiques qui se débattent, et la mort qui s’installe dans le couple et dans l’homme, sans que jamais plus il parvienne à les atteindre. Là seulement, rangés en gris le long des femmes, le ballet des hommes s’achève. Preljocaj encore nous a dit ce qu’il voit de l’homme et de la femme, ce qui s’en espère, ce qui s’en perd, ce qui s’attend, ce qui se tend, ce qui se tente. Dans chaque geste, il a pensé infiniment l’écart, l’absence, l’attente, chacun revêtant la beauté de ce qui traduit l’élan, le paradoxe, le vif, le doute, enfin la certitude  avec la perte.

Gisele Chaboudez
Théâtre des Champs-Elysées (29 janvier 2022)

Ballet PreljocajTranscenDanses au Théâtre des Champs-Elysées du 28 au 30 janvier 2022

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