Une Carmen à Dijon aux frontières du virtuel

Xl_l1090727_c_bobrik-operadedijon © GillesAbegg-OperadeDijon

Depuis vendredi dernier, l’Opéra de Dijon propose une nouvelle production de l’une des œuvres les plus données au monde : la Carmen de Bizet. Un véritable défi pour les metteurs en scène : comment offrir aujourd’hui une vision personnelle et surtout qui ne soit pas rébarbative sans pour autant trahir l’œuvre ? Ici, c’est à la metteuse en scène Florentine Klepper qu’à été confiée cette difficile mission…


Elena Galitskaya (Micaëla), image d’Antoinette Dennefeld (Carmen) ;
© Bobrik-OperadeDijon


Carmen, Opéra de Dijon © Gilles Abegg-Opera de Dijon

Cette dernière offre un travail surprenant mais qui a su nous convaincre et nous enthousiasmer par son originalité et l’intelligence de son exécution. Pour cela, la metteuse en scène a combiné « la chaste, altruiste et sans doute un peu fade Micaëla avec la sexy, offensive et égoïste Carmen d’une part, et de l’autre le timide et instable José, au passé compliqué, avec le souverain, combatif, viril et unidimensionnel Escamillo » afin d’en faire les deux faces d’un même personnage. Dans notre monde actuel où les jeux et le virtuel nous envahissent, Florentine Klepper a eu l’idée – brillante selon nous – de faire de Carmen un avatar de Micaëla, et Escamillo celui de Don José. Chacun crée alors un personnage fictif lui permettant d’être tout ce qu’il n’est pas afin de vivre une autre vie (ce que rappelle le slogan du jeu, « play the game of your life ») et de séduire José pour ce qui est de Micaëla. Voici donc la base de la perspective proposée. Là-dessus se greffe également la vision d’un virtuel envahissant le réel – au propre comme au figuré –, capturant les joueurs qui y plongent et qui quittent ainsi tout lien avec leur « vraie » vie. De nombreux détails semblent avoir été travaillés, comme les costumes des avatars qui deviennent plus sombres, principalement noirs lorsqu’il est question de contrebande dans le livret, rappelant ainsi le darkweb, ces souterrains de l’Internet où l’illégalité règne.

Toutefois, sans aller si loin dans la soirée, la lisibilité de la proposition frappe dès l’introduction durant laquelle nous assistons à la création des avatars sur des écrans au-dessus de Micaëla et (Don) José, un bug survenant lors du thème de la Mort et affichant pour Carmen un « System error ». Nous nous retrouvons alors dans ce qui semble être un (puis des) bureau de programmateurs du jeu. Ici, la « place » du livret résonne comme la « plateforme » Internet, et les femmes viennent bien armées de leurs cigarettes. Les passages parlés sont parfois un peu retravaillés, mais sans que cela ne modifie vraiment le texte initial, bien que l’enchaînement entre le parler et le chanter soit parfois un légèrement abrupte. Ce texte est parfois dit tout en étant tapé sur les écrans, comme lors d’un échange entre deux joueurs. Les idées fourmillent durant cette première partie, comme la rose de l’écran se matérialisant dans la main de José lorsque Micaëla la lui donne tandis qu’il porte son casque de réalité virtuelle, le jeu de passage de l’écran à la scène concernant Carmen, la cage « LAN Party » qui sert de véritable aire de jeu, tant de danse pour l’héroïne que de combat pour Escamillo. La fumée qui sort de l’ordinateur lorsque Carmen s’énerve après José, passé dans le virtuel, est un détail notable, tout comme la révolte virtuelle trouvant écho dans le réel où le chef est attaché à sa chaise tandis que les programmeurs ou joueurs se font scanner les uns après les autres pour devenir à leur tour des avatars que l’ont retrouvera dans l’ouverture de la deuxième partie, après l’entracte, pour un « mode multiplayer ».


Elena Galitskaya (Micaëla) ; © Gilles Abegg-Opera de Dijon

Malheureusement, la seconde partie semble atteindre les limites de la propositions : difficile en effet d’expliquer la confrontation entre José et Escamillo, et il faut bien avouer que leur combat a quelque chose d’un peu ridicule, le premier jetant vainement cartons et chaises au second qui s’envole dans les airs et pour qui il suffit de tendre le bras en direction de son adversaire pour que ce dernier se retrouve à terre. Les bonnes idées continuent toutefois à affluer, comme la suppression de son compte par le héros afin de quitter la partie lorsque Micaëla vient le chercher, ce qui réduit la cage du virtuel sur scène. Nos attentes envers la scène finale imaginée par Florentine Klepper étaient donc grandes, mais là aussi, nous sommes déstabilisée : le plateau est vide, avec seulement un lit d’appoint. Les voix festives ainsi que celles des protagonistes sortent du noir tandis que Micaëla installe le lit, heureuse de finalement habiter avec José. Celui-ci semble toutefois ailleurs, préoccupé, tandis que deux amies viennent prévenir la jeune femme de faire attention à lui (les deux actrices jouant en play back tandis que les cantatrices chantent depuis la zone que nous ne voyons pas). Le joueur invétéré replonge alors dans ce monde virtuel pour retrouver Carmen tandis que Micaëla le secoue pour qu’il arrête. Il la repousse et étrangle l’avatar sensuel après que sa fiancée a jeté ses clefs à terre lorsque Carmen disait jeter la bague. Elle finit par partir et laisser celui qu’elle aimait seul sur scène. Une fin presque classique au vu de l’innovation du reste de la proposition : nous imaginions déjà Micaëla détruire l’ordinateur, José supprimer le code de Carmen, ou encore un « Game over » apparaître… Mais peut-être est-ce intentionnel : nous nous sommes tellement pris au jeu du virtuel qu’une fin pleinement ancrée dans la réalité perd en saveur…


Antoinette Dennefeld (Carmen) et Georgy Vasiliev (Don José) ;
© Gilles Abegg-Opera de Dijon

Si la mise en scène ressort particulièrement durant cette soirée, il ne faut pas pour autant en oublier le plateau vocal réuni ici et qui donne corps à cette vision. À commencer par Antoinette Dennefeld qui, si elle connaissait la partition pour avoir déjà interprété Mercedes, endosse ici pour la première fois le rôle-titre. Avec sensualité et assurance, elle dépeint cette femme fatale aux tendances égoïstes, assumant ses choix et ses envies sans se préoccuper des conséquences. Bien que l’acoustique de la salle n’aide pas toujours, la voix est ample, aux teintes ambrées, avec un beau médium, et servie par une prononciation exemplaire. La mezzo-soprano parvient à donner vie à cet avatar, cette Carmen aux allures de double opposé de Micaëla mais qui, finalement, la dépasse et échappe à tout(e touche) contrôle. Autre prise de rôle, celle du ténor russe Georgy Vasiliev qui offre un Don José à la voix ample et solaire, d’une belle homogénéité et là aussi, à la prononciation fort agréable. Quant au jeu, il s’avère des plus convaincants, tant en geek perdu qu’en amant jaloux capable du pire, qu’en fils aimant. Sa compatriote russe Elena Galitskaya est une Micaëla moins effacée que de coutume dans cet univers, lumineuse dans les aigus, sans pour autant perdre la moindre maîtrise dans les graves. D’une belle émotion, son air « Je dis que rien ne m’épouvante » est savamment équilibré et touchant. L’Escamillo de David Bizic ravit vocalement un peu moins que ses comparses, notamment pour la projection, mais son jeu est tout à fait crédible et son implication sans faille.

Les comprimari complètent parfaitement la distribution avec le duo équilibré de la Frasquita de Norma Nahoun et de la Mercédès de Yete Queiroz, le Dancaïre de Kaëlig Boché, le Remendado solaire et bien campé d’Enguerrand de Hys, le Zuniga de Sévag Tachdjian et enfin le Moralès d’Aimery Lefevre dont la projection pêche parfois un peu.

Si la Maîtrise de Dijon n’offre pas toujours un résultat très net, le Chœur de l’Opéra brille pour sa part par l’uniformité qui en ressort et l’équilibre des voix, laissant aller sa puissance sans jamais perdre l’unité du chant. Des traits qui se retrouvent également dans l’Orchestre Dijon Bourgogne dirigé par Adrien Perruchon, à l’écoute de ses pupitres, ce qui n’empêche pas quelques décalages ponctuels entre la fosse et le plateau. Les envolées sont festives, les parties dramatiques respectées et le public prend plaisir, d’après les applaudissements, à entendre cette partition qui ne cesse de ravir malgré les années qui passent.

L’Opéra de Dijon propose donc une nouvelle production dont la vision novatrice pourrait diviser, déplaisant aux puristes qui ne retrouveront là aucune Espagne, mais sachant aussi enthousiasmer un public davantage ouvert à ce type de relectures, en parfaite adéquation avec l’époque contemporaine et offrant un nouveau souffle à l'oeuvre. Malgré une seconde partie moins convaincante que la première, le souvenir globale de la soirée reste une belle surprise – et ce n’est sans doute pas anodin concernant Carmen !

Elodie Martinez

Carmen, à l'Opéra de Dijon jusqu'au 25 mai.

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