La (re)découverte de l’Orfeo de Sartorio à Montpellier

Xl_3._orfeo_sartorio_oonm___marc_ginot © Orfeo de Sartorio, OONM

Ce 7 juin, l’Opéra de Montpellier proposait la Première de ce qui était peut-être la (nouvelle) production la plus attendue de la saison : l’Orfeo de Sartorio. Créée à Venise en 1672, c’est ici la première fois que l’œuvre était donnée en France, et une véritable découverte menée de main de maître par Philippe Jaroussky. Il faut dire que cet Orfeo a de quoi interpeler en présentant le mythe sous un aspect original et avec des psychologies qui sortent du schéma habituel que tout le monde connaît. Ici, la jalousie est le véritable serpent qui se faufile et mène le héros à sa perte.

Le livret ne se contente pas de la simple idylle et de la descente aux Enfers d’Orphée : il nous laisse voir le jeune couple heureux – malgré les avertissements du philosophe Esculape sur le bonheur et le mariage –, et installe d’autres intrigues qui viennent enrichir le mythe principal et le complexifier. Nous découvrons ainsi le personnage d’Aristée, frère d’Orphée, amoureux lui aussi d’Eurydice. Avant cela, il avait abandonné la princesse Autonoe après de longs discours d’amour, et cette dernière le cherche pour se venger. Dans son périple, elle fait la rencontre d’Achille et de Hercule, qui tombent tous deux sous son charme et l’accompagnent pour la servir dans sa vengeance. Ils sont par ailleurs les élèves de Chiron, qui se lance lui aussi à leur poursuite quand le berger Orillo lui apprend ce qui s’est passé et décide de l’accompagner. En arrivant à la cour, il rencontre Erinda, la nourrice entremetteuse d’Aristée, qui tombe sous son charme. Il décide alors d’en tirer un profit financier en répondant favorablement à ses désirs. Aristée déclare pour sa part sa flamme à Eurydice, et alors que celle-ci tente de le piéger afin de le confronter à Autonoe, Orphée les surprend et croit que son épouse lui est infidèle. La jalousie qui commençait déjà à le ronger en vient à un point tel qu’il ordonne à Orillo d’assassiner Eurydice dans les bois. Alors que celui-ci s’apprête à exécuter l’ordre, il se trouve témoin de la mort de la jeune femme qui, en tentant d’échapper à Aristée, se fait mordre par un serpent. Il rapporte la scène à Orphée, qui comprend alors son erreur, et décide d’aller chercher son épouse aux Enfers après qu'elle le lui a demandé en rêve. La suite, nous la connaissons… Quant à Aristée, il est offert enchaîné à Autonoe par Achille, mais celle-ci finit par lui pardonner car l’amour renaît entre eux.

Xs_16._orfeo_sartorio_oonm___marc_ginot

L’intrigue est donc bien plus riche et complexe, intégrant de nombreux personnages (Bacchus et Pluton font également une apparition), jouant entre le drame et la comédie, et un visage peu commun du héros : celui de l’amant jaloux. Sa femme, quant à elle, apparaît comme un personnage plus entier et étoffé grâce à sa présence sur scène bien plus longue que dans les œuvres traitant habituellement du mythe. La musique de Sartorio s’inscrit pleinement dans le Seicento vénitien, et offre des récitatifs « en recitar cantando qui se transforment parfois en ébauche d’air (sans que cela soit vraiment un air), des récitatifs qui se transforment en arioso »*. Philippe Jaroussky aime cette musique, et sa passion se ressent dans sa direction à la tête de son Ensemble Artaserse. Il en tire avec dynamisme toutes les couleurs et les torrents de la partition, et ça malgré la taille réduite de l’ensemble avec seulement une quinzaine de musiciens. La puissance musicale et sonore ne s’en trouve pas troublée, et le chef parvient à en tirer une vraie somptuosité et les attraits du baroque dans la fausse simplicité de la partition, de même que les broderies de soies fines magnifient un habit précieux.

Xs_14._orfeo_sartorio_oonm___marc_ginot

On se montrera moins enthousiaste malheureusement sur la question de la mise en scène de Benjamin Lazar, qui place l’ensemble de l’œuvre dans un lieu unique : celui d’un théâtre anatomique – l’idée étant ici de disséquer les sentiments. En haut de chaque gradin se situe un panneau de lames de miroirs pivotantes qui peuvent montrer ou cacher, ou bien les deux à la fois : des personnages s’y dissimulent mais sont visibles du public, et le jeu de reflets infinis offre alors une belle image. Le plateau central peut tourner, d’abord nu, puis habillé d’une sorte de podium éclairé où se trouvent des branches, avant que celui-ci ne cède la place à une grande branche en bois qui nous place en extérieur. L’autre évolution se situe dans les costumes fabuleux signés d’Alain Blanchot, très baroques, qui tombent peu à peu pour se simplifier, symbolisant l’évolution morale des personnages qui se montrent de plus en plus tels qu'ils sont. Les chanteurs entrent et sortent entre les gradins, jouent avec les hauteurs du décors, mais malgré toute l’énergie mise dans les déplacements et les jeux entre passé et présent (notamment dans les costumes), on a du mal à ne pas se lasser – l’opéra dure presque quatre heures, entracte compris ! Le metteur en scène souhaite laisser « une grande part à la présence des chanteurs car un décor doit avant tout être un écrin pour leur art »**, ce que nous saluons, mais peut-être est-ce ici un peu trop poussé compte-tenu du foisonnement de l’œuvre qui multiplie les lieux et les actions. Il faut néanmoins appuyer sur le fait que la mise en scène permet une vraie lisibilité du livret, et que l’on ne se sent jamais perdu, ce qui n’était pas  forcément gagné d’avance vu la densité de cet Orfeo.

Xs_2._orfeo_sartorio_oonm___marc_ginot

Les nombreuses voix présentes dans cette distribution ont de quoi ravir et se montrent très homogènes. Arianna Vendittelli et Alicia Amo forment le couple principal, la première offrant un Orphée antihéroïque, finalement assez centré sur lui-même, loin du héros chanteur habituel. La soprano laisse entendre une voix miroitante, profonde, au timbre ambré, dont la palette basse permet de beaux tableaux. La seconde incarne une Euridice d’abord légère puis gagnant en consistance grâce au livret. La voix est ici plus lumineuse et gagne rapidement en charme au cours de la soirée.

Kangmin Justin Kim continue de nous enthousiasmer à chaque fois que nous l’entendons, et son Aristée ne fait pas exception avec sa projection et un souffle des plus appréciables, marié à un jeu sincère. Maya Kherani est une belle Autonoe charismatique et séduisante, qui fait flancher sans grand mal le Hercule de David Webb et l’Achille de Paul Figuier. Tous deux parviennent à jouer du caractère comique de leurs personnages sans pour autant perdre en noblesse dans leurs chants. Il en va de même pour l’Orillo pétillant de Gaia Petrone ou le Chiron de Yannis François (qui incarne également Bacchus). Par ailleurs, nous ne cachons pas notre admiration face à son équilibre et à sa souplesse, son personnage étant surélevé sur des chaussures en forme de sabots qui le laissent penser en équilibre sur ses pointes de pieds ! Renato Dolcini incarne Esculape et Pluton, et laisse résonner la profondeur de son timbre dans les deux cas, offrant un bel écho à la gravité de ces personnages. Enfin, mention particulière pour l’Erinda de Zachary Wilder, dont le personnage rappelle l’Arnalta du Couronnement de Poppée. Rôle travesti pour la nourrice, ici sorte de « Mère maquerelle » à la retraite qui regrette de ne pas avoir assez profiter des amours charnelles que lui offraient la jeunesse, et qui souhaite rattraper ce temps perdu ! Personnage à la fois interne et extérieur au drame, elle offre une véritable philosophie de vie, des moments profonds et d’autres bien plus légers – on se souvient particulièrement de sa scène d’adieu avec Orillo, véritable parodie du genre. Le ténor semble prendre un vrai plaisir à incarner ce personnage, qu'il sert de tout son talent scénique et vocal.

Xs_7._orfeo_sartorio_oonm___marc_ginot

Avec cet Orfeo inconnu, l’Opéra de Montpellier prenait un risque, et tout particulièrement dans la conjoncture actuelle. On se réjouit d’autant plus que la maison ait maintenu le cap et n’ait pas céder à la facilité : la découverte est notable, réjouissante, et une véritable chance. Musique et livret méritaient amplement d’enfin voir le jour sur une scène française ! Malgré la densité de l’œuvre et la longueur de la soirée, le livret et la musique parviennent à tenir en alerte et à nous plonger dans un univers hybride, dramatique et comique, profond et léger, antique et d’une incroyable modernité. Un spectacle qui clôt en beauté cette très belle saison montpellieraine !

Elodie Martinez
(Montpellier, le 7 juin 2023)

Orfeo, de Sartorio, à l'Opéra Orchestre National Montpellier, du 7 au 10 juin 2023.

*Interview de Philippe Jaroussky dans le programme de salle
**Cf : Programme de salle

© Marc Ginot

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading