
Fidèle à elle-même, La Cité Bleue de Genève innove, crée, réfléchit, pousse à la discussion, ouvre les yeux sur un message puissant. Avec Job, le procès de Dieu, la maison suisse tourne notre regard sur le conflit arménien, loin de dater de la figure biblique. Malgré les millénaires, l’universalité d’une souffrance injuste demeure.
Mêler les épreuves divines subies par le fidèle serviteur de Dieu à celles du peuple arménien met en lumière ce conflit sur lequel les Unes médiatiques ne jetent pas leur dévolu. La mission est noble, rappelant que l’art sert aussi à instruire : non seulement culturellement, mais aussi humainement. La question de l’homme laissé par Dieu aux mains du Satan est finalement la même que celle des victimes de guerre : pourquoi ?
Sur le fond, on ne peut qu’applaudir. Sur la forme, on est malheureusement plus embêtée... Si Michel Petrossian (librettiste et compositeur) souhaite ici faire une « œuvre monde » qui « parle à tous » et pas seulement à l’élite, le résultat paraît en décalage avec ce discours. La musique possède des qualités mélodiques, mais elles sont assommées par les dissonances, la brutalité d’une partition qui racle, grince, strie le parquet auditif. Il ose, puis paraît se reprendre. Comme Job, on se demande alors « pourquoi ? » Peut-être est-ce un langage musical voulu, mais il demeure opaque, de même que la construction du livret.
Job, le procès de Dieu, la Cité Bleue © Giulia Charbit
Car si l’on suit sans mal les malheurs du héros, et que l’on apprécie la poésie de plusieurs passages, les apparitions soudaines de l’actualité moderne étonnent. Elles surgissent sans réelle explication, comme « posées », « collées » au reste du livret. Certaines parenthèses demeurent touchantes, comme celle de l’enfant ayant perdu le sommeil ou de l’homme refusant de quitter sa maison ; d’autres sont plus incongrues. Le cinquième tableau est ainsi interrompu par « Brigitte Bardog », probablement pour dénoncer que l’on s’intéresse davantage aux souffrances animales qu’humaines dans le conflit d’aujourd’hui, mais sans vraiment être très clair. La poésie peut laisser place à de violentes insultes plus crues. La main qui caresse, puis la main qui frappe. Le louable parallèle annoncé sur le papier n’est pas forcément explicité dans l’œuvre, le lien manquant entre les situations même à l’intérieur des tableaux.
La mise en scène d’Anaïs de Courson est pour sa part minimaliste, jouant du décors en dunes sombres pour offrir du relief. L’image de cette femme sous la pluie fine, un sac se désagrégeant entre ses mains, est forte mais énigmatique. De même que les sacs apportés et empilés sur le devant de la scène. La douceur poétique choisie contraste avec la violence des événements. L’idée de placer Dieu et Satan hors scène s’avère ingénieuse : nulle confusion possible avec les autres personnages des deux interprètes, tout en leur conférant une omniprésence divine.
Il faut en profiter pour souligner ici le travail technique de la salle. Sans micro, les voix parviennent d’horizons divers, résonnent comme provenant d’un gouffre céleste ou se font entendre sur scène de façon claire. Le son est savamment maîtrisé pour prendre vie selon la forme souhaitée.
Job, le procès de Dieu, la Cité Bleue © Giulia Charbit
Il aurait été dommage, en effet, de ne pas pouvoir profiter des voix de la soirée. Les artistes sur scène se sont particulièrement donnés vocalement dans cette partition peu tendre pour la voix, mais magistralement soutenue par les forces rassemblées. Dans le rôle-titre, Fabien Hyon prête l’élasticité de son timbre pour voguer de la terre aux cieux, affronte avec courage les difficultés de la partition dans une projection qui ressort, s’affirme dans une force tranquille et un jeu investi. De son côté, Gloria Tronel (Yemimah, Femme de Job, Eliha) nous happe par ses aigus fins comme le chas d’une aiguille et précis comme sa pointe. La voix est à la fois douce et percutante, aérienne en toutes circonstance, armée d’un charme naturel.
À l’homme le rôle de Dieu, et à la femme celui du Satan. Le premier tonne dans la voix d’Ugo Rabec, profonde, noble, caverneuse. Il incarne aussi Tsophar et le Quatrième Messager, dont le jeu pourrait toutefois traduire davantage l’embarras face à la terrible nouvelle qu’il annonce. La seconde, Mathilde Ortscheidt, se fait entendre non seulement en Satan, mais aussi en Bilda et Troisième Messager. Chacune de ses interventions est marquée et marquante grâce à la profondeur de son timbre hâlé, le soleil couchant qui s’en dégage.
Job, le procès de Dieu, la Cité Bleue © Giulia Charbit
Halidou Nombre offre pour sa part sa voix boisée à Eliphaz et au Deuxième Messager, jouant avec le clair-obscur de son timbre, tandis que le Premier Messager d’Emmanuelle Ifrah demeure clair dans sa projection mais peu convaincante par son jeu, comme étrangère à son personnage, concentrée sur une chose invisible hors des problématiques de la scène. Marie-Juliette Ghazarian et Alexia Macbeth viennent compléter l’ensemble, chacun participant au chœur commun.
Léo Margue dirige la fosse avec conviction, une énergie louable et remarquable. Il s’adapte à la partition, la porte à bout de bras sans oublier aucun de ses pupitres ni des chanteurs. Il devient le cœur battant de cette musique donnée pour la première fois au public.
Elodie Martinez
(Genève, le 10 juin 2025)
Job, le procès de Dieu à la Cité Bleue de Genève, du 10 au 14 juin 2025.
12 juin 2025 | Imprimer
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