Chronique d'album : Tarare de Salieri, par Christophe Rousset

Xl_tarare © DR

Ce mois-ci est sorti chez Aparté Tarare de Salieri, enregistré lors d’une tournée l’an passé à laquelle nous avions eu le plaisir d’assister. Si notre collègue Emmanuel Andrieu avait été enthousiasmé par le concert, ne cachons pas que l’enregistrement semble parfaitement honorer les promesses et l’excellence de la soirée.

Nous ne reviendrons pas sur la création de l’œuvre dont le livret est signé Beaumarchais et sur laquelle s’était arrêté notre collègue. Quant à l’histoire, Hivart (violoncelliste de l’orchestre de l’Opéra de Paris et agent musical du comte russe Nicolas Cheremetiev) écrivait à ce propos le 6 août 1786 qu’elle était « un sujet oriental traité par Monsieur de Beaumarchais d’un genre tout nouveau pour ce spectacle. Tarare est un soldat qui, par son esprit et son adresse, parvient à l’empire des Turcs ; à coup sûr, il doit y avoir bien du mouvement dans cette pièce pour que ce soldat puisse faire un pareil chemin du premier au cinquième acte. La monotonie ne sera certainement pas le défaut de cet opéra ». Ce en quoi il avait parfaitement raison. Le livret est en outre plus complexe qu'il n'y parait, multipliant les allusions à quelques individus éminents, comme par exemple Guillaume Kornman, « riche banquier qui, après avoir accusé son épouse d’adultère, avait été entraîné dans une guerre de pamphlets avec Beaumarchais », ainsi que le rappelle le livret du disque. Avec un tel librettiste, les mots et l’histoire sont au cœur de l’œuvre, portés et sublimés par la musique de Salieri. Inspirée par le conte « Sadak et Kalasrade » (extrait de The Tales of the Genii), eux-mêmes inspirés par les célèbres Mille et une nuits, l’intrigue narre ainsi l’histoire de Tarare, dont le nom signifie « non-sens » (un nom qui vient par ailleurs d’un autre conte, L’Histoire de Fleur d’épine). Il faut toutefois remonter au prologue pour appréhender toute l’étendue de l’histoire, puisqu'il « relate une création non-biblique du monde par le biais de figures allégoriques, de chœurs et de danses ». La Nature et le Génie du Feu créent alors les personnages du drame et décident de faire d’Atar un roi et de Tarare un simple soldat, faisant de l’ensemble une sorte d’expérience sur l’homme, la société, les classes sociales et le caractère d’où sera tirer la moralité des dernières paroles :

« Mortel, qui que tu sois, prince, prêtre ou soldat ;
Homme ! ta grandeur sur la terre,
N’appartient point à ton état ;
Elle est toute à ton caractère. »

Bien des péripéties se multiplient pour en arriver à cette conclusion. Afin de résumer l’intrigue, nous dirons qu’Atar, roi d’Ormuz, nomme Tarare général de ses armées après que celui-ci lui sauve la vie. Toutefois, jaloux, le roi décide de faire enlever la femme de Tarare, Astasie, par le général Altamort, et se confie à son eunuque Calpigi. Astasie se trouve enfermée dans le harem et a alors pour suivante Spinette, l’épouse de Calpigi. Tarare, qui ignore qui a enlevé sa femme, est alors des plus malheureux, pour le plus grand bonheur du roi. Parallèlement à cette intrigue privée s’en déroule une autre plus politique puisque une campagne militaire contre les chrétiens est sur le point de commencer et que Atar souhaite nommer Altamort à la tête des armées, remplaçant ainsi Tarare qu’il prévoit d’exécuter. C’est alors que Calpigi, qui doit aussi la vie au héros, lui révèle où se trouve son épouse. Le soldat jure de la libérer. Les plans du roi se trouvent alors contrariés lorsque Elamir, enfant dont la parole divine doit proclamer l’identité du chef des armées, annonce que ce chef doit être Tarare, et non Altamort. Les soldats se liguent ainsi derrière le jeune chef qui vainc par ailleurs son rival militaire. Il tente ensuite, avec l’aide de l’eunuque, d’entrer dans le harem pour délivrer son épouse, mais il est capturé avant d’avoir pu la retrouver. Atar se réjouit de l’exécution imminente de Tarare, mais il est interrompu par les esclaves appelant au secours et l’arrivée de Calpigi à la tête d’une armée prête à défendre son nouveau chef élu. Le roi se suicide alors, et l’armée parvient à convaincre Tarare d’accepter la couronne. Difficile de s’ennuyer, ni avec ce livret que l’on parvient à suivre assez aisément malgré sa densité, ni avec la musique de Salieri savamment pensée et collant à l’intrigue et à la psychologie des personnages avec un talent incroyable.

Afin de servir au mieux cette partition, on n’a pas lésiné sur la qualité de la distribution, comme l’avait déjà souligné notre collègue. Cyrille Dubois est un Tarare à la ligne de chant claire et héroïque, ferme et amoureuse, nuancé de mille couleurs selon l’intention du personnage. Son Astasie, interprétée par Karine Deshayes, rayonne dans ce rôle crucial bien que (trop) peu développé dans la partition. La cantatrice parvient néanmoins à construire un personnage solide et distinct et lui offrant tout son talent. Quant au sinistre Atar, il apparait ici sous les traits – ou plutôt la voix – de Jean-Sébastien Bou, dont l’expressivité ressort à travers l’enregistrement, étoffant le personnage de toute sa noirceur dans une diction parfaite, à l’instar de ses camardes. Le Calpigi d’Enguerrand de Hys et la Spinette (mais aussi la Nature) de Judith van Wanroij offrent des personnages plus légers et clairs, malicieuse pour l’épouse, lumineux pour l’époux. L’ensemble des rôles secondaires chantés par Tassis Christoyannis, Jérôme Boutillier, Philippe-Nicolas Martin (qui est tout de même Altamort), Marine Lafdal-Franc et Danaé Monnié, mérite les mêmes éloges.

Des éloges qui sont également de rigueur pour la partie musicale de l’enregistrement, magistralement dirigé par Christophe Rousset à la tête de ses Talens Lyriques. Le chef fait ressortir toute la richesse de la partition, véritable travail d’orfèvre de l’un des plus grands compositeurs de l’époque qui semble atteindre ici son apogée. Les instruments traduisent la fureur, la douleur, la trahison, ou encore la puissance du prologue et du final avec une aisance – ou du moins son apparence – qui happe l’auditeur de bout en bout. Quant au Chanteurs du Centre de musique baroque de Versailles qui apportent leurs voix aux ensembles, ils contribuent aussi fortement à la réussite globale de l’enregistrement.

L’écrin qui accompagne cette petite merveille a lui aussi de quoi ravir, mais cette fois-ci les yeux. Outre une couverture sobre et élégante, l’auditeur pourra se plonger non seulement dans les trois disques couvrant les cinq actes de Tarare, mais aussi dans le livret complet de l’œuvre (traduit en anglais et en allemand), ainsi que dans un riche texte introductif signé John Rice permettant de situer l’œuvre tant dans l'oeuvre de Salieri que de Beaumarchais, offrant quelques clefs de compréhension, de nombreuses citations éclairant l’ouvrage et sa création, ainsi qu’un résumé complet de l’intrigue.

Un très bel enregistrement à se procurer de toute urgence, d’autant plus dans cette très belle édition limitée numérotée à un tarif abordable, faisant suite à l’enregistrement des Horaces du même composteur également par Christophe Rousset chez Aparté en 2018.

Elodie Martinez

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading