
La mission que s’est fixée la Cité des compositrices est à la fois simple et extrêmement complexe : (re)placer les femmes, compositrices ou interprètes, dans la programmation musicale actuelle. L’association exhume les partitions oubliées de compositrices parfois ignorées en leur temps, préserve leur répertoire grâce à la production d’enregistrements et s’assure surtout de faire vivre leur musique sur scène, auprès du public. C’est ainsi qu’on doit à la Cité des compositrices le label La Boîte à pépites qui édite les disques d’œuvres de compositrices (incluant de nombreux inédits) ou ces pastilles vidéo publiées sur les réseaux sociaux, très accessibles à tous les publics, visant à (re)mettre dans la lumière des compositrices et leurs contributions dans l’histoire de la musique. Depuis cinq ans, la Cité des compositrices produit aussi le festival Un temps pour elles : pendant quelques semaines en juin et juillet, des récitals sont organisés dans différents hauts lieux patrimoniaux du Val d’Oise pour faire entendre le répertoire méconnu de compositrices.
Ce 22 juin, le festival « Un Temps pour Elles » faisait halte dans la galerie de l’impressionnant Château de la Roche-Guillon, réputé pour son imposant donjon médiéval surplombant le château du XVIIIe siècle. Et cet après-midi-là, les bords de Seine prenaient alors des allures de fjords norvégiens : la soprano Karen Vourc’h (d’origine norvégienne par son père) et la pianiste Anne Le Bozec y faisaient vivre quelques-unes des œuvres de la compositrice norvégienne Agathe Backer-Grøndahl (1847-1907).
Si l’on connait peu Agathe Backer-Grøndahl aujourd’hui, elle était célèbre son temps en Norvège, notamment pour ses talents de pianistes concertistes. Elle était proche d’Edvard Grieg et de son épouse Nina Hagerup Grieg, et interprétait les œuvres du compositeur partout en Europe – notamment son Concerto pour piano. Pour autant, ce sont bien les compositions d’Agathe Backer-Grøndahl que Karen Vourc’h et Anne Le Bozec faisait découvrir au public ce dimanche après-midi, sélectionnées parmi les quelque 400 partitions signées de la compositrice.
Festival Un temps pour Elles, Chateau de la Roche-Guillon
On confesse bien volontiers ici être peu familier du répertoire d’Agathe Backer-Grøndahl et encore moins des poèmes en norvégien ancien qu’elle a mis en musique dans ses mélodies – malgré la pédagogie et les traductions de Karen Vourc’h au gré du récital. L’œuvre de la compositrice se révèle néanmoins incroyablement expressive et évocatrice. On y entend des échos de Grieg assurément ou du romantisme allemand sans doute, mais aussi des préfigurations de certaines pages de Sibelius. En se laissant porter par la musique, on entend surtout la puissance de la nature norvégienne (la compositrice est manifestement très inspirée par les oiseaux – les faucon et les aigles, les corbeaux ou les albatros), la mer est omniprésente aussi avec son corolaire, l’absence des marins et la solitude de celles qui restent sur terre, et puis les saisons, la gaieté des jeunes gens et des fêtes de la Nuit de la Saint-Jean où le soleil ne se couche pas ou l’arrivée de l’automne et sa mélancolie, et puis encore les esprits de la nature si présents en Norvège – les elfes espiègles, les sabbats de sorcières dans les cimetières au clair de lune ou le diable au gouvernail de navires perdus dans la tempête...
À défaut de comprendre le sens du texte, les notes chantées par Karen Vourc’h semblent ici avoir été écrites en norvégien – et pour son soprano ample, teinté d’un mezzo au medium riche. En début de concert, la cantatrice arrive sur scène en traversant la salle, entonnant une ballade en finnois d’une infinie mélancolie. Et puis la voix tantôt darde comme les rayons du soleil qui écrasent les fjords au cœur de l’été, tantôt bondit et rebondit dans le tumulte de la tempête hivernale – au point que l’intimité de la galerie du Château de la Roche-Guillon parait parfois un brin étriquée pour embrasser ainsi tous les éléments à la fois.
Même richesse à ses côtés, de la part d’Anne Le Bozec. Dans les Fantasistykker, ces pièces de genre, le touché se fait doux et délicat quand le piano retranscrit la vie quotidienne et les émotions des contemporains d’Agathe Backer-Grøndahl ; avant de gronder et tonner quand elle illustre musicalement les batailles de grandes sagas épiques ! Sur le clavier, Anne Le Bozec fait danser son Etude de Concert op. 11 (composée en 1881), déployant un lyrisme raffiné à la fois évocateur et virtuose, et d’une étonnante modernité – on pense parfois même aux musiques de films de Joe Hisaishi.
Au terme du récital, le public réserve un accueil très enthousiaste aux deux artistes – qui ne se font pas prier pour un premier rappel (une mélodie norvégienne évoquant les nuits claires en bord de mer argentée), avant de reprendre la ballade finnoise qui avait ouvert le concert.
Aurelien Pfeffer
La Roche-Guillon, 22 juin 2025
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