Un Igor pas toujours très princier à l'Opéra Bastille

Xl_prince-igor-bastille-2019-alain-duault © (c) Agathe Poupeney

Dans la continuité d’une (re)découverte de l’opéra russe – une initiative excellente qui nous a valu par exemple le bonheur de La Fille de neige – on était impatient d’assister (pour la première fois à l’Opéra de Paris) au seul opéra de Borodine, Le Prince Igor (il est d’ailleurs sidérant qu’il ait fallu attendre 129 ans pour cette entrée au répertoire de l’Opéra de Paris !). A partir d’une épopée médiévale russe, Borodine a composé une fresque épique soulevée par des chœurs somptueux, car le peuple est un des personnages essentiels de cet opéra, avec des personnalités fortement dessinées, et une scène devenue célébrissime (même si on oublie souvent qu’elle est tirée d’un opéra), les Danses polovtsiennes. De cela, que reste-t-il sur la scène de l’Opéra Bastille ? Une certaine déception sur le plan visuel, un réel bonheur sur le plan musical.


Prince Igor (c) Agathe Poupeney

Pourquoi un metteur en scène aussi passionnant que l’Australien Barrie Kosky – qui a donné par exemple une des plus belles réalisations des Maîtres chanteurs à Bayreuth – semble-t-il s’être un peu perdu avec ce Prince Igor ? Car son spectacle est largement handicapé par un curieux mélange de décors : au Prologue, la belle stylisation d’une cathédrale russe aux voûtes dorées installe une atmosphère ; au dernier acte, une large route désertée concentre parfaitement la figure de l’errance de ces personnages paumés, à la Beckett ou à la Cormac McCarthy. Mais entre les deux, une villa d’oligarques contemporains outrageusement cheap, avec piscine et orgie minable, et bien sûr flopée de kalachnikovs, ou ensuite un grand sous-sol de béton, sorte de chambre de torture au plafond duquel pendouillent des câbles, semblent se rattacher à cette esthétique de la laideur qui fleurit trop souvent sur les scènes lyriques. Handicapé aussi, ce spectacle, par ce fatras de fripes dépenaillées baptisés costumes ! C’est dommage car Barrie Kosky est un grand directeur d’acteurs, qui choisit des parti-pris théâtraux dont il assume jusqu’au bout la logique – comme, par exemple, dans le duo entre Igor et son ennemi, le Khan Kontchak, chef des polovtsiens : pour Borodine, ce moment est celui où le polovtsien vainqueur veut affirmer sa grandeur d’âme vis-à-vis du prince russe – pour Barrie Kosky, c’est exactement le contraire, c’est-à-dire l’étalage d’un froid cynisme de la part de Kontchak, torturant un Igor enchainé qui se roule à ses pieds ! Assurément, cela induit une distorsion entre les surtitres et les gestes mais cela confère une cruauté et une ironie, sans doute plus « vraies » psychologiquement que la prétendue réconciliation humaniste entre deux chefs de guerre que tout oppose. On enrage donc face à cette manière inutile de sacrifier le visuel à la fatigante mode du moche quand un artiste a autant à dire et à faire dire d’une œuvre sur le plan théâtral !


Anita Rachvelishvili, Prince Igor (c) Agathe Poupeney


Elena Stikhina, Prince Igor (c) Agathe Poupeney

Heureusement la musique, elle, n’appelle aucun reproche, au contraire ! Dynamisé par la baguette électrique de Philippe Jordan, qui creuse dans cette matière sonore avec une jubilation contagieuse, l’Orchestre de l’Opéra de Paris rutile. Le Chœur n’est pas en reste : dès la première scène, il se projette avec une ardeur somptueuse qui ne se démentira pas jusqu’à la scène finale. Le travail de José Luis Basso à la tête de la phalange chorale de l’Opéra de Paris l’a porté à un niveau d’excellence qui s’épanouit dans cette œuvre où le chœur a une telle importance ! Quant à la distribution, elle tutoie les sommets. Si Ildar Abdrazakov est, comme à son habitude, servi par une voix splendide même si son jeu demeure toujours un rien en retrait du personnage d’Igor, pas vraiment nuancé pour faire entendre les ambiguïtés que Barrie Kosky veut mettre en évidence, les trois femmes de la distribution s’imposent chacune avec des moyens diversifiés – Anita Rachvelishvili en premier lieu, voix immense, une des rares à pouvoir investir tout le vaste volume de l’Opéra Bastille, avec des aigus percutants, des graves somptueusement poitrinés, une sensualité ardente de la ligne de chant : comment ne pas lui succomber ? Elena Stikhina ensuite est une vraie révélation : son soprano fruité convient idéalement au personnage de Iaroslavna, dont elle exprime la poésie avec une belle lumière intérieure. Irina Kopylova enfin, dont la trop brève intervention de « jeune fille polovtsienne » est un moment de pure beauté qui sait allier l’esprit folklorique à une ligne moirée particulièrement séduisante, donnant envie de réentendre cette jeune soprano.   

Et puis, il y a les fameuses Danses polovtsiennes : soulevées par la baguette de Philippe Jordan et chorégraphiées par Otto Pichler, elles pâtissent elles aussi d’un mixage de costumes assez surprenant, certains fort beaux, d’autres disparates, mais bénéficient d’une véritable énergie, presque d’une sauvagerie (qui évoque à certains égards l’atmosphère de la création du Sacre du Printemps), avec des tournoiements virtuoses, des effets quasi stroboscopiques, une variété profuse de figures toujours renouvelées, par lesquelles on se laisse emporter avec un vrai plaisir.

Au final, une entrée au répertoire de l’Opéra de Paris pour ce Prince Igor de Borodine qui, en dépit de quelques bémols, s’avère une œuvre dont le feu musical justifie qu’on la découvre.

Alain Duault
(Paris, 28 novembre 2019)

A l’Opéra Bastille jusqu’au 26 décembre
En direct dans les cinémas UGC le 17 décembre

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