Le point de vue d’Alain Duault : Une Tosca d’aujourd’hui à Amsterdam

Xl_tosca-dutch-national-opera-2022-alain-duault © Marco Borggreve

Une nouvelle Tosca est toujours un événement tant cet opéra qui a ouvert le XXème siècle (Tosca a été créée en 1900 !) est complexe à monter et a vu nombre de propositions scéniques tentant de « dépasser la tradition » sans parvenir à autre chose qu’un changement de décor sans nécessité intérieure.

Tosca, Opéra d'Amsterdam 2022

Tosca, Opéra d'Amsterdam (c) Marco Borggreve

La réussite de la mise en scène de l’Australien Barrie Kosky est justement de revivifier d’abord l’exigence théâtrale plutôt que l’esthétique d’un décor « d’époque ». Quand résonnent les cinq violents accords parfaits, péremptoires, qui ouvrent l’œuvre comme un coup de poing sonore, on n’est nulle part, simplement sur une immense scène vide, enveloppée d’ombre, avec posé à l’avant-scène un chevalet vide. Soudain le plancher vole en éclat et en sort un fugitif, l’Angelotti, venu chercher dans ce lieu le salut – et une église pourrait être un lieu de salut : l’arrivée d’un sacristain en soutane le confirme. Chaque signe dessine ainsi peu à peu le chemin de l’action et son atmosphère. Puis un bouquet de fleurs posé à l’avant-scène suggère un hommage – à qui ? On le saura quand, un peu plus tard, une jeune femme vêtue d’une fort belle robe d’après-midi, Floria Tosca, viendra ajouter dans le vase le bouquet qu’elle avait dans les bras, en saluant « la Madone ». Enfin, bien sûr, puisqu’il y a un chevalet, il y a bientôt une, deux, plusieurs toiles, vierges, posées auprès d’un nécessaire à peinture, couleurs, pots, pinceaux. La situation théâtrale s’est ainsi construite dans le mouvement de l’action et dans son déploiement musical. Ensuite le premier acte suit son cours tel que le livret l’indique, entrée de Tosca, annonce de la « défaite » de Bonaparte à Marengo, fuite d’Angelotti – et irruption de Scarpia, le sinistre chef de la police, flanqué d’une poignée de sbires qui ont tout d’une milice fasciste, le révolver à la main, l’insulte et le geste agressif facile, entre autres vis-à-vis du sacristain. Le crescendo de la violence va culminer, bien sûr, dans la montée du Te Deum, contrepointé par l’excitation de Scarpia, et magnifié par une image d’une force peu commune : du fond de la scène émerge en effet un immense triptyque coloré, sorte d’Enfer qui relaie parfaitement la puissance brûlante de la musique, voix, chœur et orchestre déchainés. C’est déjà saisissant : ce l’est encore plus quand, le triptyque s’avançant jusqu’au bord de la scène, on se rend compte soudain que les visages du tableau… sont des visages vivants ! Et ces visages bougent, se tordent, s’agitent comme torturés par des bourreaux invisibles : l’effet est prodigieux. D’autant que, de part et d’autre, en bord de coulisses, les ombres noires à peine distinctes du chœur font jaillir cette musique ainsi chauffée à blanc. Un grand moment de théâtre

Tosca, Opéra d'Amsterdam (c) Marco Borggreve

Le deuxième acte, tout différent, est aussi porté un formidable travail de mise en scène, avec une direction d’acteurs au millimètre, comme on en voit peu. Tout se passe dans une vaste cuisine contemporaine, comptoir blanc, réfrigérateur intégré dans le mur, chaises hautes, évier, tiroirs à bouteilles, murs gris acier : l’atmosphère est mortifère, d’une brutalité nue qui correspond parfaitement à ce qu’est Scarpia, ce chef de milice dont la violence est le seul mode d’expression. Qu’il découpe un saumon avec un grand couteau pour s’en faire des sashimis et on se prend à trembler ! Et bien sûr, l’affrontement entre ce Scarpia et Tosca, arrivant chez lui en robe de scène d’un rouge flamboyant, est un corps à corps vibrant qui passe par un quasi viol avant de s’achever sur un meurtre sauvage, Tosca, à bout de nerf, à bout d’espoir, à bout de tout, se saisissant d’un couteau à découper le poisson pour en larder le corps de l’infâme. Toutes les scènes sont de la même force, avec des détails terrifiants, voire limite (comme ces doigts coupés de Mario Cavaradossi que le bourreau remonte à Scarpia depuis la chambre de torture…), avec surtout une précision affolante de chaque geste, d’un naturel confondant dans le mouvement de la musique. Le dernier acte, simple, nu, efficace, s’imposera de la même façon, avec quelques images bouleversantes et une tenue incroyable de la direction d’acteurs : on est au théâtre, et ça chante. Et ça chante même très bien !

Car toute la distribution semble survoltée par ce cheminement théâtral implacable porté, innervé par la direction superlative de Lorenzo Viotti : ce jeune chef de 32 ans (fils du grand chef Marcelo Viotti et frère de la mezzo Marina Viotti) s’impose comme une des plus ardentes baguettes d’aujourd’hui. C’est ce qu’a compris l’Opéra d’Amsterdam qui vient de lui confier sa direction musicale. On est fasciné par cette agogique subtile qui fait vivre le discours : après son entrée renversante, Lorenzo Viotti adopte d’abord un tempo mesuré, déroule les phrasés, donne au dessin des couleurs de plus en plus affirmés, avant de mettre le feu dans le Te Deum qui clôt l’acte. Son deuxième acte est tout aussi impressionnant, l’orchestre s’insinuant dans cette danse macabre qui progresse peu à peu jusqu’à exploser dans l’assassinat de Scarpia. Et le dernier acte est à l’avenant, subtil dans l’éveil de Rome, lyrique pour porter l’air de Mario, tragique dans le duo des deux amants qui croient un instant au bonheur. Un très grand chef !

Tosca, Opéra d'Amsterdam (c) Marco Borggreve

La distribution enfin s’impose largement à travers deux des trois rôles principaux, le rôle-titre d’abord, incarné au sens étymologique par la superbe soprano suédoise Malin Byström, voix au timbre superbe, à la projection puissante, aux couleurs étincelantes, à l’articulation brûlante, sachant aussi figurer l’intériorité du Vissi d’arte sans en faire un « air » mais bien un moment de suspens de la violence, d’introspection, de bilan d’un destin contrarié. Aussi grande comédienne que chanteuse, elle reçoit les acclamations qu’elle mérite. Tout aussi impressionnant est le baryton arménien Gevorg Hakobyan, voix noire sans être trop fuligineuse, projection ardente, avec ce cisaillement des consonnes qui durcit les syllabes et confère aux phrasés une intensité rare, tout cela en étant habité physiquement par son rôle, comédien tendu, ne relâchant à aucun moment la tension. Deux très grandes personnalités. Le ténor américain Joshua Guerrero pâtit un peu de ce duo au sommet : son Cavaradossi est correct mais la voix parait un peu engorgée au I et, même si elle se libère à partir du II, ne donne pas à entendre le drame à la hauteur de ses partenaires. Tout le reste de la distribution est du meilleur niveau, comme le chœur du Te Deum. Les interminables ovations qui saluent le spectacle, avec une standing ovation de plus de dix minutes, disent bien que tous ceux qui ont vécu cette Tosca savent qu’ils ont partagé là un très grand moment de théâtre et de musique.

Alain Duault
Amsterdam, 22 avril 2022

Tosca, Opéra d'Amsterdam du 12 avril au 8 mai 2022

Crédit photos : Marco Borggreve

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