© Vincent Pontet / TCE
Quand un spectacle réunit tous les ingrédients de la réussite, on se demande ce qui fait qu’a été quasi éclipsé, depuis 158 ans, ce Robinson Crusoé d’Offenbach, un ouvrage aussi riche et passionnant, bien plus audacieux que, par exemple, le par ailleurs désopilant opéra bouffe qu’il compose la même année, 1867, La Grande Duchesse de Gérolstein. Je n’ai pour ma part qu’un très vague souvenir des deux seules productions que j’ai vues de ce Robinson Crusoé, l’une à Paris, à l’Opéra-Comique, dans les années 80, signée des fameux Branquignols, le couple Robert Dhéry et Colette Brosset, scéniquement très « classique », et une autre, en allemand, à Hambourg, à peu près à la même époque. Autant dire que cette (re)découverte est pour tous ceux qui ont la chance de la goûter au Théâtre des Champs-Elysées un événement qui donne une idée de l’ambition de son nouveau directeur, Baptiste Charroing dans le domaine lyrique : donner au répertoire sa chance d’être rééclairé mais toujours dans une parfaite réalisation musicaleet ouvrir le champ à des œuvres moins connues auxquelles on donne toute leur chance scénique et musicale.
Ce Robinson Crusoé, il faut le souligner d’autre part (et le programme de salle, excellent, l’explique avec clarté), bénéficie d’une préparation rare (due au travail de l’irremplaçable Jean-Christophe Keck qui est le véritable artisan de la renaissance d’Offenbach et à l’intelligence de la dramaturgie repensée par Agathe Mélinand) et de la complicité active du couple formé par Marc Minkowski, le chef, et Laurent Pelly, le metteur en scène : à l’un la dynamique musicale à la tête de ses Musiciens du Louvre amphétaminés, à l’autre l’art des images, des gestes, de tout ce qui fait que le théâtre rayonne et devient musique.
D’emblée, dès l’accord initial lancé par Marc Minkowski avec une énergie gourmande, qu’on retrouvera avec la « Symphonie de la mer », une mer agitée, traversée d’harmonies éclaboussantes, on entend un son qui est une signature, comme on appréciera aussi la projection ardente du Chœur accentus, formé par Laurence Equilbey.

Robinson Crusoé (c) Théâtre des Champs-Elysées, Vincent Pontet
En même temps, on est plongé au cœur d’une histoire qui commence doucement, à Bristol, chez les Crusoé, atmosphère bourgeoise où les caractères sont esquissés sans que l’action force le trait, en dépit d’un toujours savoureux Laurent Naouri en pater familias et du plaisir de goûter une mélodie ravissante, « Ah quel charmant garçon » : c’est de Robinson qu’il s’agit, avant que celui-ci ne s’embarque vers l’aventure, au grand dam de toutes et tous. Mais dès le deuxième acte, le moteur est lancé et nous voici jeté avec ledit Robinson sur une « île » métaphorique, celle qui, au cœur d’une de ces grandes villes inhospitalières, au milieu du désert des cœurs, repousse certains sous des tentes quechuas : mélancolie subtile joliment dessinée, rencontre avec un jeune paumé, Vendredi, que Robinson a sauvé et dont il fait l’éducation. Mais Suzanne et Toby d’un côté, Edwige d’un autre, se sont lancés à la recherche du cher Robinson… Sauf que les deux premiers sont tombés aux mains d’impitoyables cannibales : ce n’est plus exactement la tribu des pieds-verts du livret initial mais une sorte d’usine anti-végane où l’on transforme allègrement la chair humaine en pâté comestible. Ils y rencontrent un cuisinier qui se trouve être leur ancien voisin mais ne lésine pas pour autant sur le coutelas ! Bon prince, celui-ci propose de « sauver » un des deux du couple – mais lequel ? Suzanne et Toby se sacrifieraient bien l’un ou l’autre pour… pleurer son conjoint ! Mais finalement, ils chantent ce couplet exaltant : « La mort approche, mais bravons-la, la même broche nous unira ». Quant à Edwige, sa blondeur la sauvera, en faisant une déesse promise au dieu local… en sacrifice !
Plusieurs péripéties s’enchainent ensuite avec une verve visuelle et une invention loufoque détonante (dont la moindre n’est pas l’apparition des « sauvages », une bande d’hommes blancs au teint rougeaud et à la chevelure blonde péroxydée, en costume bleu et cravate rouge pendant trop bas : vous voyez l’image ?...). Heureusement, tout ce petit monde sera sauvé par Vendredi. Et finalement, au troisième acte, avant que Robinson et ses compagnons, après encore quelques rebondissements, s’empare du bateau qui les reconduira en Angleterre, Vendredi aura droit à une leçon de « morale » sur la vérité des promesses…

Robinson Crusoé (c) Théâtre des Champs-Elysées, Vincent Pontet
Toute cette fable et ses épisodes en ricochet tiennent grâce à la verve et la fougue de la direction de Marc Minkowski, au vif entrain de la direction d’acteurs de Laurent Pelly, à l’imagination colorée de la scénographie inventive de Chantal Thomas mais aussi à l’étourdissante composition de toute la distribution, dont on perçoit de la salle le plaisir contagieux. Toutes et tous sont formidables, de Rodolphe Briand à Marc Mauillon ou de Julie Pasturaud à Matthieu Toulouse et à, bien sûr, Laurent Naouri. Mais on distinguera tout particulièrement la finesse de timbre et la subtilité de chant d’une jeune soprano québécoise, Emma Fekete, en Suzanne : une découverte. Et dans les trois rôles principaux, on saluera la présence et la richesse vocale superbement projetée d’Adèle Charvet en Vendredi, l’accomplissement en Robinson de Sahy Ratia, ce jeune ténor malgache qu’on a vu se développer ces dernières années dans des rôles de ténor léger où il s’affirmait de plus en plus, et l’épanouissement à tous égards de Julie Fuchs, voix à l’étoffe soyeuse, à la ressource de couleurs sans cesse renouvelée et dont la virtuosité est constamment utilisée comme expression du personnage qu’elle chante, joue et porte, jusqu’à cette valse d’Edwige (le tube de la partition) dont elle fait un numéro époustouflant qui électrise la salle. Tout est au plus haut, tout est au meilleur, on sort du Théâtre des Champs-Elysées avec de la joie au cœur : en ce moment, ça fait vraiment du bien !
Alain Duault
Paris, 11 décembre 2025
Robinson Crusoé au Théâtre des Champs-Elysées du 3 au 14 décembre 2025
11 décembre 2025 | Imprimer
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