Le point de vue d’Alain Duault : La Khovantchina, une soirée rare à l’Opéra Bastille

Xl_khovantchina-opera-de-paris-2022-alain-duault © Guergana Damianova / Onp

Epopée tragique et bouleversante aventure humaine, La Khovantchina est une œuvre liée au destin : destin de Moussorgski lui-même dont la mort devait interrompre l’achèvement de l’œuvre (qui le sera par Rimski-Korsakov mais avec des travestissements heureusement balayés par Chostakovitch quand il reprendra la partition pour en donner la version la plus proche de la volonté originale de Moussorgski – celle qu’on entend à l’Opéra Bastille), destin du peuple russe dans son combat jamais terminé pour la liberté, destin de quelques personnages, Marfa, Dossiféï, qui en incarnent l’expression la plus noble. Faite de monologues véhéments, de prophéties incohérentes, de duos passionnés, de chœurs impressionnants qui puisent largement aux sources du chant liturgique orthodoxe, La Khovantchina est une fresque animée d’un souffle lyrique peu commun mais refusant toute théâtralité conventionnelle. C’est ce qui en fait son intérêt. On comprend qu’il y faut une conjonction de forces rarement réunies, un orchestre d’abord qui sache pousser les feux de cette forge musico-dramatique et traduise tous les climats de cette œuvre multiple, de sa violence déchainée à sa sensualité troublante en passant par sa ferveur mystique ; des chœurs aussi, essentiels dans cet opéra dont ils sont l’âme et comme le battement, qui doivent se déployer comme des drapeaux, claquants mais non clinquants. L’Opéra de Paris possède ces forces et peut, plus que d’autres théâtres, proposer au public cette œuvre singulière.


La Khovantchina © Guergana Damianova / Onp

Et puis bien sûr il y faut une distribution de haut vol, des voix incandescentes pour faire entendre l’écorchure au cœur de Marfa, le métal éclatant du malheureux André Khovanski et l’impressionnant vertige sombre d’Ivan Khovanski, sans oublier le dessin lourd et angoissant de Dossifeï, ce Khomeyni vieux russe (un rôle que Chaliapine devait créer à Saint-Pétersbourg). Il faut surtout à cette vaste fresque tragique une urgence dramatique qui empêche de reprendre souffle jusqu’à ce Finale poignant, ce suicide collectif par le feu de toute la secte des Vieux-Croyants, cette atroce purification qui en rappelle d’autres, où la musique après l’ultime chant de Marfa, tendre remémoration amoureuse en même temps qu’extase devenue folle (« Je brûlerai près de toi, toujours aimante » chante-t-elle à celui qu’elle aime avant de l’entrainer dans le brasier !), devient une sorte de marche funèbre à la pulsation obsédante. Emportée par ce souffle immense de la foi et de la révolte haussée à son irrémédiable, c’est une œuvre grandiose, étreignante, âpre. Et c’est bien ce qu’offre cette reprise de la production d’Andrei Serban créée à l’Opéra Bastille en 2001.


La Khovantchina © Guergana Damianova / Onp

Dans les décors largement brossés de Richard Hudson et des costumes tout à fait traditionnels (avec un curieux élément visuel produit par les masques covid qui ajoutent quelque chose de mystérieux), la mise en scène ne cherche pas à dérouler une thèse sur l’œuvre mais à, tout simplement, la raconter : comme une grande partie du public ne la connait pas, c’est un parti-pris tout à fait juste. Et si le premier acte est un peu lent à se déployer, sans doute parce que la direction d’acteurs, assez lâche, ne dessine pas suffisamment les caractères, les scènes qui s’enchainent font peu à peu se lever un souffle à la fois épique et théâtral – tout en ménageant des moments très colorés comme cette rencontre des streltsy, joyeusement enivrés, avec leurs femmes furieuses qui les corrigent à coups de balais !... Andrei Serban sait admirablement diriger les foules, dans la vivacité comme dans la densité immobile, tout aussi bien que sa chorégraphe, Laurence Fanon, sait dessiner les danses, celles, tournoyantes, du peuple qui occupe tout le plateau, ou celles, toutes de sensualité orientale, des esclaves persanes qui viennent enjôler le prince Khovanski. Quelques images fortes, une « russité » visuelle indéniable, et un tableau final bouleversant, avec tous les Vieux-Croyants réunis, troquant leurs vêtements noirs pour des vêtements blancs avant de partir en lente procession, une bougie à la main, vers le bûcher purificateur et de disparaitre dans la fumée du sacrifice qui envahit tout l’espace – au moment où apparait, sortant du sol, un enfant paré de la cape, la toque et le sceptre, les attributs du futur tsar qui est l’image d’un espoir pour la Russie.


La Khovantchina © Guergana Damianova / Onp

Le chef allemand Hartmut Haenchen semble d’abord un peu retenu, s’animant de mieux en mieux dès la deuxième partie, avec la volonté toujours de dessiner avec précision les différentes phases du drame, les différents registres sonores – et l’Orchestre de l’Opéra de Paris n’est pas avare de ferveur et de beautés multiples, les registres des bois et des cuivres par exemple délivrant des couleurs exaltantes. Mais si Hartmut Haenchen construit une architecture qui fait briller l’orchestre, il ne met jamais dans sa direction l’ardeur lyrique, le flamboiement qui innerve pourtant la partition. Quant aux chœurs, admirablement préparés par Ching-Lien Wu, ils montrent, dans cet ouvrage où ils sont beaucoup sollicités, qu’ils sont parmi les meilleurs du monde. Et le plateau est, à peu près tout le temps exceptionnel, largement russe bien sûr (mais qui, en dehors des Russes, possède les formats vocaux de ces personnages ?). Du Dossifei de Dmitry Belosselskly, sorte de voix chtonnienne aux résonnances immenses, à l’Ivan Khovanski de Dimitry Ivashchenko, basse vraiment chantante à la noblesse fascinante, en passant par le Chakloviti vipérin et brûlant d’Evgeny Nikitin, au Kouzka de Vasily Efimov (qui, maladie oblige, accepte d’assumer en bord de scène le rôle du Prince Golitsine que John Daszak, aphone, mimera !), à tous les autres, tous très engagés vocalement et scéniquement, c’est vraiment une distribution digne d’une grande maison comme l’Opéra de Paris. N’y manque, hélas (la covid encore une fois) que la Marfa très attendue d’Anita Rachvelishvili : mais sa remplaçante, la mezzo russe Yulia Matochkina, luxueuse habituée du Mariinski et de nombreuses scènes internationales, révèle une Marfa sans doute moins volcanique que celle de la géorgienne mais toute en intensité intérieure, aussi prenante dans la scène des prédictions que dans la scène finale où elle déploie un beau lyrisme porté par un timbre magnifique.

C’est l’honneur de l’Opéra de Paris de pouvoir offrir une telle œuvre, dans une telle représentation, portée par un tel ensemble de forces musicales réunies : c’est son évidente justification.

Alain Duault
Opéra de Paris (15 février 2022)

La Khovantchina, Opéra National de Paris - Bastille, du 26 janvier au 18 février 2022

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading