Le point de vue d’Alain Duault : Festival de Salzbourg 2025, une saison d’excellence, tout simplement

Xl_festival-de-salzbourg-2025-alain-duault © Festival de Salzbourg 2025

Vienna Philharmonic · Riccardo Muti au Festival de Salzbourg 2025
West-Eastern Divan Orchestra · Daniel Barenboim au Festival de Salzbourg 2025
Macbeth au Festival de Salzbourg 2025, Krzysztof Warlikowski / Philippe Jordan
Maria Stuarda au Festival de Salzbourg 2025, Ulrich Rasche / Antonello Manacorda

La foule se presse toujours autant devant le Grosses Festspielhaus de Salzbourg et ses quelque 2 200 places – non pas qu’on attende de cette année un événement, un surgissement, un souffle nouveau, plutôt une continuité tranquille qui assure le Festival de son label d’excellence.

Les grandes signatures sont présentes à tous les niveaux, avec par exemple un rare récital du fameux pianiste russe Arcadi Volodos, entièrement dédié à Schubert, avec en particulier une Sonate D 959 incroyable de textures, de finesse, dont entre autres un irréel entrelacs de variations subtiles, de sonorités, de rythmes, de couleurs, à l’intérieur du superbe Andantino et un Rondo final comme emporté vers le ciel. Quatre bis dont une pièce sidérante de virtuosité du compositeur catalan Federico Mompou et une tendre berceuse concluent ce récital, salué debout, comme un rêve suspendu…

Autres grandes signatures, celles de deux maestros octogénaires, Riccardo Muti à la tête du superlatif Orchestre Philharmonique de Vienne et Daniel Barenboim, à la tête du symbolique West-Eastern Divan Orchestra, cet orchestre composé de jeunes Israéliens et de jeunes Palestiniens ! Riccardo Muti d’abord qui offre une belle exécution très hédoniste de la 4e Symphonie de Schubert, sa Symphonie « tragique » (le sous-titre est de lui), qui culmine dans un Allegro très dynamique sous la baguette du maestro, soulignant ce moment où Schubert passe dans sa filiation de Mozart à Beethoven. La peu souvent jouée Messe en fa mineur de Bruckner constitue une seconde partie passionnante de ce concert : l’Orchestre Philharmonique de Vienne y est splendide avec ces moires des cordes, ce velours des bois, cette sensualité des cuivres, que l’agogique de la battue permet de déployer avec grand art. Si les solistes ne sont guère sollicités dans cette partition, on peut pourtant découvrir avec intérêt la belle voix lyrique de la soprano chinoise Ying Fang ou celle de la basse britannique William Thomas et retrouver celle, dorée, du ténor slovaque Pavol Breslik. Mais ce sont les chœurs, ceux, somptueux, de l’Opéra de Vienne qui emportent l’adhésion dans cette Messe qui est très clairement une Messe pour chœurs, même si on y entend aussi le grand style symphonique de Bruckner, et l’art de l’organiste qu’il était, avec ces registrations harmoniques qui donnent une couleur à chacune des pages. Une œuvre magnifique !

Vienna Philharmonic · Riccardo Muti 2025
Vienna Philharmonic · Riccardo Muti 2025: Vienna Philharmonic, Riccardo Muti (Conductor), Ying Fang (Soprano), Wiebke Lehmkuhl (Alto), Pavol Breslik (Tenor), William Thomas (Bass), Concert Association of the Vienna State Opera Chorus

Le concert de Daniel Barenboim est évidemment très différent. Que venait-on y entendre – ou y voir ? L’existence maintenue d’un orchestre symbolique, créé en 1999 par Daniel Barenboim en y réunissant chaque été de jeunes musiciens israéliens et palestiniens : belle utopie sans doute, qui perdure depuis un quart de siècle et qui trouve aujourd’hui une résonance particulière… Mais c’est avant tout Daniel Barenboim qu’on venait y voir, avec quelque chose d’un peu voyeuriste : sera-ce son dernier concert ? Va-t-il mourir en scène et pourrons-nous dire que « nous étions là » ? Cette dimension un peu gênante recouvre l’écoute. La belle page lyrique du Siegfried Idyll de Wagner, étirée pendant près d’une demie heure par un tempo terriblement ralenti, morendo (alors que c’était un cadeau à la fois de mariage et d’anniversaire à Cosima), met mal à l’aise ; le 1er Concerto pour piano de Mendelssohn qui suit, porté par la seule virtuosité technique de Lang Lang, anime un peu l’atmosphère ; enfin la 3e symphonie de Beethoven sonne (parfois trop : les cors !) mais accuse le manque d’homogénéité de cet orchestre, qui se guide plus au premier violon (Michael Barenboim, le fils cadet) qu’au chef fantôme qu’est devenu Daniel Barenboim. En effet, celui-ci ne dirige plus guère mais assiste plutôt à ce concert, comme l’âme de cet orchestre. Tout cela, son apparition à petits pas, visage glabre, cette « absence » tout au long du concert, est humainement bouleversant – mais la musique…

Macbeth, Festival de Salzbourg 2025 : Asmik Grigorian (Lady Macbeth), Ensemble
Macbeth, Festival de Salzbourg 2025 : Asmik Grigorian (Lady Macbeth), Ensemble

Pourtant c’est toujours l’opéra qui fait converger les festivaliers, avec cette année une reprise de l’exceptionnelle production du Macbeth de Verdi vue et entendue in loco voici deux ans. J’avais alors décrit et analysé en détails ce Macbeth totalement fascinant, d’abord du fait de la mise en scène du célèbre Polonais Krzysztof Warlikowski : elle demeure deux ans après toujours aussi étonnante, radicale (malgré cette année l’absence d’effet de surprise) et juste.

La distribution n’a pas changé dans ses trois figures principales : le Macbeth de Vladislav Sulimsky est toujours empreint d’une profonde humanité que transmet cette voix au timbre puissamment expressif, avec ces déchirures bouleversantes qui ouvrent des gouffres et creusent sa conscience saccagée ; la Lady Macbeth de l’incandescente soprano lithuanienne Asmik Grigorian va encore plus loin dans le vertige qui semble l’habiter dès que le gynécologue lui a révélé qu’elle ne pourra pas avoir d’enfants et donc qua la mort de tous les enfants va être son obsession folle : la voix feulante, tragique mais lumineuse, traversée d’ondes qui projettent ses aigus comme des laser, tout est impressionnant chez elle, et d’autant plus qu’elle chante avec un naturel confondant, beauté pure et ardente, unique ; le Banquo de Tareq Nazmi a toujours ce mélange de graves nobles et de tendresse qui touche le public dans son air Come dal ciel precipita. Quant aux nouveaux, le ténor Joshua Guerrero en Macduff ou Davide Tuscano en Malcolm et tous les autres, ils s’inscrivent parfaitement dans le terrible déploiement de cette œuvre, portée avec une richesse de couleurs, une savante alchimie des silences, une tension sans cesse relancée, une vraie énergie verdienne par un Philippe Jordan en état de grâce à la tête du Philarmonique de Vienne et du Chœur de l’Opéra de Vienne. On mesure en l’entendant ce qu’a perdu l’Opéra de Paris en le laissant partir…

Maria Stuarda, Festival de Salzbourg 2025 © SF/Monika Rittershaus
Maria Stuarda, Festival de Salzbourg 2025 © SF/Monika Rittershaus

Mais l’événement de ce Festival 2025 est la nouvelle production d’un des chefs-d’œuvre trop rarement joué de Donizetti, Maria Stuarda. Pourquoi si peu joué ? Essentiellement parce qu’il faut disposer d’une voix exceptionnelle tout à la fois de virtuosité et d’expressivité : car cette reine est une femme ardente, portée par la conviction de son être royal indiscuté en regard de celui de sa cousine Elisabetta, à la filiation moins assurée. Une telle femme, le Festival de Salzbourg a su l’engager, c’est la grande soprano américaine née à La Nouvelle-Orléans Lisette Oropesa. Pour elle seule déjà, cette production vaut le voyage ! Car elle sait dès son entrée incarner le personnage de cette femme rayonnante, le contraire de la femme frustrée qu’est Elisabetta – et c’est précisément là que le bât blesse pour cette dernière : au-delà des raisons politiques arguées par son conseiller Lord Cecil, ce qui pousse Elisabetta à sa cruelle intransigeance et à sa volonté mortifère, c’est cette frustration de reine vierge face à l’épanouissement de femme désirée que figure Maria. Dès lors, l’engrenage implacable est inscrit dans le destin de ces deux femmes : Donizetti a su magnifiquement traduire cette opposition.

Hélas, la mise en scène de l’allemand Ulrich Rasche l’écrase par sa systématicité d’abord obsédante jusqu’à sombrer dans une vacuité exaspérante ! Le principe spatial est simplissime, et même simpliste dans son manichéisme : deux tournettes articulées, bordées de néons, qui tournent sans cesse sur elles-mêmes, avancent, reculent, s’inclinent, le tout plongé dans un brouillard fuligineux. Sur l’une, Elisabetta, la « méchante », toute en noir, sur l’autre, Maria, la « gentille », toute en blanc : chacune sur leur roue du Destin, elles ne se rencontreront jamais, même dans un des sommets dramaturgiques de l’œuvre, le duel des deux reines à la fin du 1er acte ! Surtout, elles sont chacune flanquées d’une dizaine de danseurs qui ne les quittent pas, empêchant sans cesse la concentration sur le chant du fait de la répétitivité horripilante de cette gestuelle qui tient du tai-chi autant que de cet art du ralenti qu’un Bob Wilson avait su inventer comme langage – alors que le suivisme d’Ulrich Rasche n’apparait que comme un plat effet de mode qui ôte toute perspective historique à ce drame, bien dans cet absurde anti-historicisme dont le wokisme est la traduction actuelle.

L’ennui gagnerait si ce spectacle n’était heureusement transcendé par la formidable dynamique musicale, chorale et surtout vocale qui, elle, est proprement euphorisante. Non que tout y soit idéal : la direction du chef italien Antonello Manacorda est probe, portée par l’absolue beauté de la matière sonore offerte par le Philharmonique de Vienne et les Chœurs de l’Opéra de Vienne. Pas de risque dans cette battue ferme, mais de l’efficacité.

Maria Stuarda, Festival de Salzbourg 2025 © SF/Monika Rittershaus
Maria Stuarda, Festival de Salzbourg 2025 © SF/Monika Rittershaus

Le plateau est sans défaut, avec une découverte, celle d’un jeune ténor ouzbek, Bekhzod Davronov, au timbre doré et à l’autorité déjà affirmée en Leicester. Aleksei Kulagin, Talbot, Thomas Lehman, Lord Cecil, et Nino Gotoshia, Anna, sont irréprochables. Mais ce sont évidemment les deux reines qui concentrent l’attention. En Elisabetta version Cruella, Kate Lindsey chante impeccablement mais pâtit de deux éléments : d’abord son mezzo clair ne convient pas face à la voix lumineuse de sa rivale, elle ne parvient pas à faire la différence et les deux timbres se confondent, en particulier dans le duo qui devrait les entendre s’affronter ; d’autre part, encombrée sans cesse de sa dizaine de danseurs qui se déplacent à un rythme métronomique crispant, elle ne creuse pas vraiment son personnage qui demeure souvent une simple marionnette figurant le mal – face au bien que représente Maria. Une dramaturgie plus réfléchie aurait pu donner à cette reine d’Angleterre une dimension plus riche, moins premier degré.

C’est précisément là où le génie d’interprète de Lisette Oropesa opère : le terrifiant marathon vocal qui lui est assigné, loin de l’assécher lui donne une dimension dramaturgique justement éblouissante – non seulement du fait de la beauté radieuse de son timbre d’argent et de lait mais par l’intelligence de son utilisation, distribuant les moments de pur bel canto et ceux qui inscrivent le vertige dramatique de cet étau qui devrait l’étouffer et la maintient debout, voix impériale qui domine tout, les duos, les ensembles, la pièce entière. Du très grand art, une très grande chanteuse, une très grande dame.

Sans doute ne peut-elle faire oublier les aberrations de la mise en scène, dont les culminations au dernier acte sont d’une incongruité sidérante, de la sublime Prière adressée à Dieu et à son peuple devenue ici, au milieu des reptations de danseurs baignés dans une lumière rouge, un tableau de music-hall inepte, à l’ultime chant de Maria cheminant vers la mort, moment d’intimité métaphysique qui devrait être solitaire, qui l’amène à chanter ce dernier air recueilli et ardent au milieu d’une grappe de jeunes hommes nus vêtus d’un simple pagne, dans une image obscène qui est un contre-sens absolu. Lisette Oropesa résiste pourtant à cette absurdité et offre cette sublimation finale bouleversante voulue par Donizetti. Décidément, une grande voix peut tout transcender : tant mieux, car l’opéra est là, dans les voix, et dans cette édition 2025 du Festival de Salzbourg, elles ont constamment été la marque de l’excellence.

Alain Duault
Salzbourg, août 2025

Vienna Philharmonic · Riccardo Muti au Festival de Salzbourg, les 15 et 17 août 2025 
West-Eastern Divan Orchestra · Daniel Barenboim au Festival de Salzbourg, le 15 août 2025 
Macbeth au Festival de Salzbourg, du 9 au 29 août 2025
Maria Stuarda au Festival de Salzbourg 2025, du au août 2025

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading