Le point de vue d’Alain Duault : Boris à la Scala : un homme face à l’histoire

Xl_boris-godounov_teatro-alla-scala_2022_alain-duault © Brescia e Amisano - Teatro alla Scala

Les absurdes polémiques lancées contre la Scala n’ont pas eu raison de son directeur Dominique Meyer (qui avait commandé cette production il y a trois ans) et c’est tant mieux : bien évidemment, monter ce Boris Godounov, qui demeure un des quatre ou cinq plus grands chefs-d’œuvre du répertoire lyrique, n’a rien d’une quelconque allégeance au tsar d’aujourd’hui et il faut être bien ignorant de ce que contient cette œuvre pour le prétendre ! Surtout, il est aberrant de confondre le terrible résultat d’une dérive circonstancielle avec la représentation du moment d’une autre Histoire. Moussorgski n’a rien avoir avec le bruit des bombes qui déchirent l’Ukraine martyrisé. Tout comme Goethe ou Beethoven n’avaient rien à voir avec l’abjection d’un Hitler et de sa clique mortifère. La culture russe est une grande culture : c’est elle qu’il faut continuer à exalter, à partager, car elle demeure l’essence d’un peuple, de Tchaïkovski à Tolstoï ou de Dostoïevski à Roublev. Merci donc à Dominique Meyer d’avoir maintenu ces représentations du chef-d’œuvre, et dans une version qui lui rend toute son éternelle beauté.

Boris Godounov - Teatro alla Scala (2022) (c) Brescia e Amisano

Boris Godounov, double tragédie d’un homme déchiré par un destin trompeur et tragédie d’un peuple déchiré par ses propres chimères, est une œuvre dont l’originalité a surpris, mais aussitôt enthousiasmé – un esprit comme Debussy par exemple, qui écrit : « Jamais une sensibilité plus raffinée ne s’est traduite par des moyens aussi simples ; cela ressemble à un art de curieux sauvage qui découvrirait la musique à chaque pas tracé par son émotion ». En effet, sous cette apparence fruste et rebelle, c’est l’immense souffle shakespearien qui se retrouve en Boris, avec cette force, ce froissement de nerfs qui plie la convention artistique aux nécessités de l’expression, avec cette dimension théâtrale qui excède l’ordinaire – mais avec aussi cette extrême solitude humaine. Il faut dire que c’est la version originale de 1869 qu’a choisie la Scala, plus âpre, plus nue, plus intense que toutes celles « revues et corrigées » par la suite, avec ses couleurs amères, mais aussi cette tendresse effarée, de cette irrémédiable plainte de l’Innocent, ce personnage qui dit la douleur immémoriale du peuple russe, à la nudité brûlante du tsar, rongé de l’intérieur et confronté à ce miroir de lui-même dont il voudrait pouvoir se détourner. C’est un poème de feu et de cendre, qui montre la vérité humaine atteinte à l’os, comme une descente aux enfers hallucinée et murmurante. Mais comment représenter ce formidable drame d’un homme pris dans les rets d’une Histoire qui le dépasse, pris dans les fils de la folie qui le gagne mais aussi du pouvoir meurtrier de l’Eglise qui, à l’intérieur du politique, tient tout et fait des hommes de grandes icônes qu’elle peint à ses couleurs ? C’est la réussite du metteur en scène danois Kasper Holten.

D’abord, cette première image fascinante qui saisit d’emblée, celle du manuscrit de Pimen, le moine scribe qui trace l’immémorial récit de l’Histoire : tout le décor est ce manuscrit dont le déroulement obstiné marque la pulsation du temps à l’intérieur duquel se joue ce formidable drame. Et Kasper Holten sait montrer la plus intime déchirure qui hante ce Boris : dès sa première apparition, le tsar semble avoir les yeux tournés vers l’intérieur de lui-même, comme s’il chantait en off. C’est le travail intérieur de ce remords qui taraude et ronge son âme, comme une moisissure qui gagne. Et, au milieu de cette foule qui l’entoure et l’acclame, il demeure dans la plus grande solitude. Il ouvre alors les yeux sur cette réalité et, au milieu des ors qui traversent le manuscrit déroulé de l’Histoire, comme pour faire diversion, il (ré)endosse sa personnalité officielle pour s’adresser au peuple puis aux boïars. C’est cet écartèlement qui résume tout Boris, un déchirement entre une personnalité intime et une personnalité publique, cette déchirure qui le brisera dans une seconde partie de la représentation où c’est la vision del’intérieur de la conscience de Boris qui est représentée. Et quand, porté par les soubresauts de son esprit, il entre pour la scène de l’hallucination, on le dirait brûlé de l’intérieur, dirigé par sa seule détresse, s’appuyant sur les points d’orgue à l’orchestre que Riccardo Chailly sait admirablement mettre en valeur, comme pour suivre cette émotion, trouver le rythme de son agonie. A la fin, on a le sentiment que, parvenu au bout de lui-même, il fait en quelques gestes sentir l’éclatement de son cœur – avec une économie des silences comme pour donner le temps de s’agripper à la vie une dernière fois, jusqu’à ce que la voix avoue la mort, le corps abattu, recroquevillé.

Boris Godounov - Teatro alla Scala (2022) (c) Brescia e Amisano

Tout cela est porté par une distribution de premier ordre, presque essentiellement russe, à l’exception, pour la dernière, du Boris d’Adam Palka, jeune basse polonaise (qu’on retrouvera en février à l’Opéra de Paris dans Lucia di Lammermoor) à la voix profonde, tonnante dans sa projection, avec des couleurs très affirmées. Peut-être souhaiterait-on parfois plus de subtilité, plus d’intériorité, mais force est de constater l’efficacité de ce Boris très ardent. Autour de lui le somptueux Pimen de l’Estonien Ain Anger, un habitué du rôle, impose sa voix d’éternité, alors que Grigori de Dmitry Golovnin délivre des aigus éclatants qui semblent confirmer qu’il serait le juste prétendant au trône ! On applaudit aussi le Varlaam  gouailleur de Stanislav Trofimov et sa composition truculente, et plus généralement tous les protagonistes qui composent une tapisserie posée sur les deux piliers que sont le Chœur de la Scala, admirable de bout en bout, véritable protagoniste du drame à travers son chatoiement  de couleurs et sa puissance toujours maitrisée, et l’Orchestre de la Scala, tenu avec un bel engagement par Riccardo Chailly, qui accentue magnifiquement le pathétisme tant par la dynamique sans cesse relancée que par l’économie des silences qui creusent les lignes vocales et scandent la montée de cet étouffement progressif qu’est ce drame unique.

Réussite théâtrale et musicale, visuelle et vocale, oui, décidément, ce Boris Godounov méritait d’être montré maintenant : il fait honneur à la culture russe, à l’âme russe et à l’éternité de l’expression humaine.

Alain Duault
Milan, 29 décembre 2022

Boris Godounov à la Scala de Milan, du 7 au 29 décembre 2022

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