Le point de vue d'Alain Duault : Bayreuth, un Vaisseau fantôme toujours au sommet

Xl_vaisseau-fantome-bayreuth-2023-alain-duault © Bayreuther Festspiele

Il y a deux ans, après la jachère du Covid, le choc de ce Vaisseau fantôme avait été grand, affirmant avec éclat que Bayreuth était bien de retour : sa reprise pour l’édition 2023 montre que ce choc n’était pas circonstanciel mais que c’est véritablement un des spectacles majeurs du Bayreuth de ces dernières décennies, et sans doute le Vaisseau fantôme le plus accompli depuis celui de… 1978, dans la passionnante mise en scène d’Harry Kupfer et avec la fascinante Senta de Lisbeth Balslev ! Car ces mêmes adjectifs, « passionnante », « fascinante », s’appliquent à la mise en scène de Dmitri Tcherniakov et à la performance d’Elisabeth Teige. Le spectacle imaginé par Tcherniakov s’est épuré, gagnant en lisibilité dans l’implacable enchainement de ce destin qui brûle et déchire Senta, la véritable héroïne de cet opéra, dont un prologue à première vue énigmatique trouve sa logique mortifère jusqu’à l’inéluctable conclusion d’une vengeance et d’un rêve.

De quoi s’agit-il ? Dans une ville du Nord, brumeuse et pluvieuse, un enfant assiste aux ébats puis au rejet brutal de sa mère avec un inconnu. Désespérée, celle-ci se pend et l’enfant découvre son cadavre. Cette scène initiale, ce « souvenir-écran » pour reprendre la terminologie freudienne, va donner son sens à l’action à l’issue de cette Ouverture fameuse, menée d’une baguette superlative par la jeune ukrainienne Oksana Lyniv, première femme à descendre dans la mythique fosse de Bayreuth il y a deux ans, et qui a encore accentué sa maitrise de la matière sonore, innervant des tensions ardentes à ces phrases qui se succèdent comme une mer en furie, image vivante, palpable de cette tempête voulue par Wagner.


Der Fliegende Hollander - Bayreuther Festspiele 2023 - Michael Volle (Der Holländer)

Le rideau se lève alors sur le café où se réunissent les marins de ce port nordique. Echanges vifs, mouvements, atmosphère très réaliste, le tout porté par une vraie direction d’acteurs – jusqu’à ce que l’inconnu qui s’est assis en bout de table soit interpelé par Daland, le capitaine d’un navire qui fait relâche et a donné quartier libre à son équipage. Tout se fige alors et l’inconnu, dans un long monologue, raconte la malédiction qui l’a frappé puis invite les marins à le rejoindre sur son bateau. On reconnait en Daland l’inconnu, un peu vieilli, de l’Ouverture, celui qui a séduit puis abandonné la femme qui en est morte. On comprend alors que l’inconnu, ce Hollandais qui se dit maudit, est peut-être le fils de Daland, qu’il a eu d’une autre femme, après cette aventure tragique.

Le tableau suivant nous conduit sur une des places de la ville à l’issue d’une promenade dans celle-ci, les maisons se déplaçant pour offrir des perspectives sans cesse renouvelées. Un groupe de jeunes femmes chante une chanson de fileuses, dirigées par une femme, Mary, dont on comprend qu’elle est l’épouse de Daland, donc la mère de cette jeune femme qui surgit du groupe, Senta, et qui, après avoir perturbé la répétition en incitant ses congénères à la révolte contre l’ordre imposé par les hommes, entreprend de chanter la balade du Hollandais maudit, celui qui ne peut être sauvé que par l’amour absolu d’une femme. Elle a auparavant subtilisé dans le sac à mains de Mary un portrait d’homme, que Senta montre à toutes : c’est le secret de Mary qui s’esquisse. Car on a compris que la compagne de Daland est taraudée par le souvenir de cet homme qui a sans doute été son amant et lui a laissé un regret sans fin – ce regret ayant peut-être de surcroit pris la forme d’une belle jeune fille…, Senta !


Der Fliegende Hollander - Bayreuther Festspiele 2023 - Nadine Weissmann (Mary) | Elisabeth Teige (Senta)

Cette belle jeune fille est aimée par un jeune homme exalté, Erik, un chasseur qui la presse de conclure – en l’occurrence de l’épouser. Mais Senta n’a pas la tête à Erik : elle est en fait fascinée par l’inconnu de la légende dont la balade qu’elle a chantée a raconté le destin. Et quand elle l’aperçoit en arrivant au diner qu’a organisé Daland chez lui pour créer les conditions d’un marché profitable à ses intérêts, elle le « reconnait » – tout comme le capitaine hollandais est frappé par la ressemblance de cette superbe jeune femme avec Mary, non pas celle d’aujourd’hui, vieillie et grosse, mais celle de son souvenir quand il avait vécu avec elle une brève aventure. Senta pourrait donc bien être la fille de ce Hollandais maudit… On comprend que Mary manifeste une inquiétude grandissante devant le rapprochement, poussé par son nigaud de mari, entre celui qu’elle a reconnu (mais pas lui) et celle dont elle sait qu’elle est la fille de cet amour adultère. Pourtant Senta et le Hollandais sont aimantés irrésistiblement l’un par l’autre et leur duo est un moment d’intensité et de grâce porté là par deux voix superlatives. Car le destin est en marche et son issue apparait clairement tragique.

Retour sur la place pour une rencontre entre les marins du port, leurs femmes, leur amis, joyeux, prêts à faire la fête, et l’étrange milice qui entoure le Hollandais, dont on sent qu’ils suintent la mort. Elle affleure, la mort, quand le Hollandais rejoint ses hommes et qu’une musique lugubre se fait entendre. La tension monte, plus personne n’a de goût à la fête, les regards se font sombres, provoquants, jusqu’à ce que le Hollandais, sortant un pistolet de sa poche, abatte froidement trois d’ « en face ». Tout le monde s’enfuit, Senta est désemparée, et repousse encore une fois Erik quand celui-ci la met en garde contre ce personnage inquiétant. Mais il était là, sur le bord de la place, pendant leur dialogue – qu’il interprète comme une trahison. Alors qu’elle se jette vers lui pour au contraire lui clamer sa fidélité, le Hollandais la rejette brutalement. Mais déjà des fumées montent des maisons de la ville, des flammes sortent de partout : on comprend que la sinistre milice a mis le feu à la ville. Pourtant rien n’entame la détermination de Senta qui veut quoi qu’il arrive se vouer à cet amour ravageur… C’est alors qu’arrive Mary, un fusil à la main, qui abat froidement le Hollandais. Tout est fini, le rêve, la vengeance, le désir, la folie : il ne reste que Senta, prostrée, les yeux dans le vide, morte tout en étant vivante. C’est magistral, à la fois fidèle à l’esprit de l’œuvre sinon à sa lettre, dramaturgiquement juste et d’une force musicale autant que théâtrale impressionnante.


Der Fliegende Hollander - Bayreuther Festspiele 2023 - Elisabeth Teige (Senta) | Tomislav Muzek (Erik)

J’ai dit la maitrise d’Oksana Lyniv dans l’Ouverture, pas une mesure, pas une seconde, elle ne relâche la tension dans les deux heures vingt de cette coulée de lave qu’elle projette avec une ardeur confondante. Quant à la distribution, elle est tout simplement parfaite, toujours juste, toujours en situation, avec des voix qui rappellent les plus grandes, du pilote au ténor clair et fruité du Turc Tansel Akzeybek à l’autre ténor, Erik, porté avec panache par le Croate Tomislav Muzek, de la Mary de l’Allemande Nadine Weissmann au toujours superbe Georg Zeppenfeld, la basse allemande familière de Bayreuth en Daland.

Pourtant c’est l’incroyable couple formé par Senta et le Hollandais qui a suscité les hourras interminables d’un public enflammé pendant près de vingt minutes sans interruption au rideau final. Il faut dire que ces deux-là sont tout simplement étonnants. L’incarnation d’Asmik Grigorian il y a deux ans semblait rendre impossible à égaler : erreur, la Norvégienne Elisabeth Teige va plus loin encore, quasi aussi intense dramatiquement (sans peut-être l’étourdissante liberté de geste de la Lituano-arménienne) mais supérieure vocalement, avec un timbre d’or en fusion, une chair, un souffle, un emportement vocal comme on en entend rarement. Un très grand moment. Et le Hollandais du baryton allemand Michael Volle est peut-être le plus grand titulaire du rôle aujourd’hui au monde : il a tout, la prestance, le poids vocal, le grain de voix, la longueur du souffle, l’expressivité de chaque phrasé. Grandiose !

Tout cela a fait de ce qui ne devait être qu’une reprise est un spectacle inoubliable, sans doute le véritable événement de cette édition 2023. Bien sûr, il y a la nouvelle production de Parsifal : ce sera une autre histoire.

Alain Duault
Bayreuth, 14 août 2023

Der Fliegende Holländer au Bayreuther Festspiele 2023, du 1er au 18 août 2023

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