Don Giovanni, un chef pour un chef-d’œuvre

Xl_don-giovanni-tce-2016a © Vincent Pontet

Jérémie Rhorer lève sa baguette, l’Ouverture de Don Giovanni commence, ardente, profonde, douloureuse – et l’on entend Beethoven, on pressent Beethoven dans la densité sonore que le chef sait inscrire dans cette Ouverture. C’est-à-dire que la modernité du Mozart de Don Giovanni est inscrite dans la représentation musicale avant même que la mise en scène de Stéphane Braunschweig au Théâtre des Champs-Elysées n’en prenne le relais. Non pas, ce serait trop simplement mécanique, en ralentissant à l’excès le tempo de cette Ouverture, c’est bien un Andante, mais en donnant du poids à la texture musicale : c’est ce qui va caractériser toute la direction de Jérémie Rhorer au long du spectacle, cette attention à la texture qui permet au chant de s’appuyer pour mieux se déployer. Admirable travail de direction, à tous les sens du terme, ce parti pris est un pari tenu et gagné : alors que tant de mises en scène semblent répondre à un « concept » plus ou moins plaqué sur une appréhension du livret, la vérité de ce spectacle, et ce qui en fait sa force, réside dans la musique.


Don Giovanni © Vincent Pontet

La mise en scène de Stéphane Braunschweig, on la connaissait pour l’avoir découverte il y a trois ans. Elle conserve ses points forts, une lisibilité de l’action, une dynamique réelle qui concentre tout à fait cette fuite en avant, cette course à l’abîme dont on sait qu’elle est le cœur de l’œuvre, et une réelle beauté esthétique dans ce dépouillement visuel où chaque élément fait signe. Elle souffre aussi de quelques bémols, une utilisation par trop systématique du plateau tournant qui finit par virer à l’artifice, un manque surtout d’ambigüité dans les relations entre les personnages dont les caractéristiques semblent trop univoques, oubliant l’interdépendance des sentiments qui donnerait une perspective, des lignes de fuite alors qu’on ne perçoit ces relations qu’en à-plat : c’est vrai des rapports de Leporello à Elvira aussi bien que de ceux d’Ottavio à Anna, par exemple. Pour autant, le spectacle se regarde avec plaisir et sans le moindre temps mort : il va de l’avant, il est tissé à la musique et il est réellement efficace.


Don Giovanni © Vincent Pontet


Don Giovanni © Vincent Pontet

Il faut dire que ce Don Giovanni s’appuie sur une distribution très largement renouvelée par rapport à la première série de représentations, une distribution dominée par le Don de Jean-Sébastien Bou. Il a déjà beaucoup chanté ce rôle sur les scènes européennes et il en maitrise à présent tous les aspects : la voix est d’abord dans son registre idéal, sans avoir jamais besoin de peser, de souligner, de forcer – ce qui lui permet un chant qui se déploie « facilement » et libère la palette dramatique du rôle – et le personnage est pensé, avec ses tourments, ses complexes, son impossibilité à vivre ses pulsions et, en filigrane, cette pulsion de mort qui est son vrai moteur. Qu’on soit emporté par le tourbillon virtuose de son air du Champagne » ou par la détermination suicidaire de sa rencontre finale avec le Commandeur, on éprouve à chaque instant cette déchirure intérieure, celle d’un homme harassé, parvenu au bout de lui-même (c’est peut-être pour cela, pour se régénérer, qu’il a besoin des massages que lui procure Leporello !), et dont le chant est sombre en même temps qu’il irradie. Face à lui, à côté de lui, Leporello n’est pas comme souvent son double mais sa conscience humaine : alors que Don Giovanni possède une dimension métaphysique, alors qu’il est déjà « de l’autre côté », Leporello tente désespérément – et en vain – de le ramener à la raison. Robert Gleadow est scéniquement parfait dans ce rôle, avec le cynisme qui sied, ce côté un peu vicieux qui voudrait se hausser à la dimension du « grand seigneur méchant homme », il roule des mécaniques juste ce qu’il faut, il est toujours là mais il n’existe que dans le sillage de son maître – et sa voix au timbre noir, un peu anguleuse parfois, exprime parfaitement cette dimension dramatique. Le couple Zerlina/Masetto est correctement dessiné, la Zerlina d’Anna Grevelius, avec son look à la Julie Depardieu, amuse plus qu’elle ne touche et l’on comprend vite qu’elle suit le mouvement alors qu’elle devrait le mener (la fin du « La ci darem »), d’autant que la voix ne fait guère briller le personnage ; de même pour le Masetto de Marc Scoffoni qui ne se départit guère d’un côté garçon de bureau, avec un chant qui s’efface à peine entendu. En revanche, l’Elvira de Julie Bouliane impose une voix aux reflets dorés, à la prégnance ardente, une vraie voix de l’amoureuse qu’elle est (son « Mi tradi » est de ce point de vue splendide de douleur et de frémissement) – même si on la souhaiterait plus présente scéniquement. Mais, à côté du couple Don Giovanni/ Leporello, c’est l’autre couple, Anna/Ottavio, qui domine vocalement et scéniquement le spectacle : la clarté épurée du timbre et l’élégance du chant de Julien Behr se marie dans un bel effet de contraste au feu presque débordant de l’Anna de Myrto Papatanasiu, une grande voix riche de matière, de projection, d’affirmation dramatique. Cette Anna-là sait ce qu’elle veut, sait où elle va, sait exprimer son désir : elle fera marcher son Ottavio à la baguette et ne s’interdira pas quelques coups d’éclats avec certains Don de passage !...

Mais, au final, c’est l’extraordinaire tension tenue de bout en bout par Jérémie Rhorer qui donne sa force à ce spectacle. Aujourd’hui, avec un orchestre qui n’est pourtant pas exempt de quelques scories sonores, il parvient à offrir un Don Giovanni qui renouvelle une œuvre pourtant tant labourée qu’on ne l’imaginait pouvoir encore surprendre : c’est lui qui est le cœur battant de cette soirée et il en est justement remercié par les artistes et par le public.

Alain Duault

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