Carmen chez Almodovar à l'Opéra Bastille

Xl_carmen-bastille-2017 © DR

Pour l’Opéra de Paris, monter Carmen est à la fois une obligation et une gageure, obligation car c’est un des fleurons non seulement du répertoire français mais même du répertoire mondial, gageure car il y faut marier une distribution de haut vol tant chaque rôle est exigeant, une direction superlative tant la dimension orchestrale est imposante et un parti pris théâtral renouvelé tant l’œuvre a été montée et remontée.


Carmen - Opéra Bastille 2017 © Vincent Pontet/OnP

La production de Calixto Bieito, nouvelle pour l’Opéra de Paris, a déjà été vue sur plusieurs scènes européennes depuis 1999, entre autre au Liceu de Barcelone avec Béatrice Uria Monzon et Roberto Alagna déjà : c’est cette production qui a été projetée en 2011 dans les cinémas UGC, dans le cadre du programme Viva l’opéra. Pourtant, à l’Opéra Bastille, on ne retrouve pas totalement la force du spectacle telle qu’on l’éprouvait à Barcelone – ou au cinéma : pourquoi ? Sans doute essentiellement du fait de la dimension de la scène de l’Opéra Bastille. Carmen, conçue au départ pour l’Opéra-Comique peut, certes, s’accommoder de scènes plus grandes pourvu que la production soit conçue en fonction de cet espace. Or Calixto Bieito n’a pas repris son spectacle pour l’Opéra Bastille, il l’y a simplement transposé. Et la fulgurance dont on avait le souvenir perd un peu en intensité. Demeure pourtant la force d’un spectacle riche de quelques images qui ne sont pas sans rapport avec le cinéma, celui d’Almodovar en particulier (par exemple dans le traitement du couple Frasquita / Mercédès). Car ce que propose Calixto Bieito, c’est la vision contemporaine d’une Espagne de la fin du XXème siècle, encore marquée par le franquisme (la scène d’ouverture, avec ces soldats en treillis et cette épreuve infligée à un malheureux soldat qui court en rond jusqu’à l’épuisement a un goût de torture typique de cette époque), marquée aussi par l’irruption d’une sexualité affirmée en réaction à des décennies de puritanisme : tout cela est montré avec une certaine violence sans doute mais rien d’insoutenable pourtant. En fait, l’espace dissout un peu ce qu’une plus grande promiscuité des corps impliquait. Pour autant, les grandes lignes du propos demeurent, la prise en compte des femmes dans l’univers du travail, l’illusion de la « fête » noyée dans l’alcool, la médiocrité des ambitions, la sexualité offerte – mais en même temps désensualisée : le monde de Bieito n’apparait pas bien gai, la violence y règne, tout conduit à la mort. De ce point de vue, la scène finale, vidée de ces vieilles guimbardes et de cette population attifée avec un mauvais goût qui s’étale, retrouve le nerf du drame et se resserre sur quelque chose de racinien : du sable, un cercle tracé à la craie blanche, deux êtres qui s’affrontent, voués au désespoir et à la mort, une ultime corrida sentimentale, c’est grandiose !


Carmen, Opéra Bastille 2017 © Vincent Pontet/OnP


Roberto Alagna, Clémentine Margaine © Vincent Pontet/OnP

Mais si, en dépit de ces qualités, on ne retrouve pas toujours le choc éprouvé initialement par ce spectacle, c’est sans doute aussi pour d’autres raisons. La première tient à la direction de Bertrand de Billy : comme à son habitude, le chef français offre une lecture de la partition d’une parfaite probité mais cette lecture ne prend jamais feu ! Avec des tempi variés sans que la nécessité s’en impose, il semble plus se promener avec Carmen que lui fouetter les sangs – et ce décalage avec l’esprit de la mise en scène de Calixto Bieito (pour ne pas parler d’autres décalages, entre la fosse et le plateau…) ne favorise pas la tension. Pourtant, il bénéficie d’un plateau de classe – mais hélas handicapé par l’indisposition de Roberto Alagna qu’un méchant rhume empêche de déployer tout cet art qu’on connait dans l’interprétation du personnage de Don José, qu’il n’avait curieusement jamais interprété à Paris ! Pour autant, on ne peut que saluer le courage exceptionnel de notre grand ténor national qui ne renonce pas et se bat tout au long de la soirée avec sa voix : le timbre est perceptiblement altéré bien sûr, le vibrato un peu plus prononcé que d’ordinaire et on le sent moins libre qu’il ne l’est d’ordinaire dès qu’il est en scène. Mais la caractérisation psychologique est toujours aussi approfondie, l’ambivalence des sentiments, le désir qui affleure et le devoir qui s’y oppose, avec pour finir l’emportement de cette passion qui va le consumer, tout est là comme jamais. Hélas, l’air de la fleur bute sur cette dernière phrase (« Et j’étais une chose à toi »), qu’on l’a si souvent entendu chanter avec cette voix qui sait mixer les registres et s’envoler vers le célèbre si bémol piano : là, la voix le lâche, l’aigu ne sort pas, la gorge se contracte, on a mal avec lui. Mais, vaillant et fier comme on le connait, il n’abandonne pas, il continue dans un 3ème acte bouleversant quand Micaela vient lui poser ce terrible dilemme : son désir pour Carmen ou son amour pour sa mère ? Enfin, bien qu’à bout de voix dans la scène finale, il continue de mener ce corps à corps tragique avec une intensité qui force l’admiration. Bien sûr, d’un point de vue musical, la représentation en pâtit – mais d’un point de vue théâtral, elle en acquiert une dimension fascinante.

Il faut dire que Roberto Alagna trouve en Clémentine Margaine une partenaire à sa mesure. Sans rien de commun avec Béatrice Uria Monzon qui avait magnifié le rôle de Carmen dans cette production, la jeune mezzo française, pour ses débuts à l’Opéra de Paris et dans un rôle qui a vu tant de grandes interprètes, parvient à imposer sa marque. La voix se distingue d’abord par un timbre somptueux de matière, avec des graves projetés sans (semble-t-il !) le moindre effort, le chant se déroulant avec une manière d’évidence qui dénote une rare maitrise du rôle – avec seulement quelques problèmes de soutien qui altèrent le timbre dans certaines fin de phrases (aux 1er et 2ème acte surtout). Mais, alors que la mise en scène tire parfois à l’excès cette Carmen vers une hyper-sexualité qui court le risque de la vulgarité, la voix reste toujours noble, les phrasés amples, l’intelligence du chant palpable : le triomphe personnel que remporte Clémentine Margaine répond bien autant à la splendeur vocale qu’au formidable engagement scénique de cette jeune mezzo riche d’avenir.


Carmen - Opéra Bastille 2017 © Vincent Pontet/OnP

Le reste de la distribution est aussi de grande classe, avec d’abord la Micaela d’Aleksandra Kurzak (Madame Alagna à la ville) : un timbre d’une rare pureté, une flexibilité de la ligne de chant qui en conserve la tenue tout en l’éclairant avec des transparences splendides, des aigus tournés vers le ciel, une prononciation qui, sans être celle de son mari, donne suffisamment bien à entendre un texte qu’elle incarne avec beaucoup de conviction, bref du grand art. L’Escamillo de Roberto Tagliavini est lui aussi de bon niveau sans être superlatif : s’il campe un torero crédible avec son grand corps dégingandé, si sa diction est tout à fait correcte, il lui manque un peu de ce rayonnement de sex-symbol que doit aussi déployer le personnage. Tous les autres rôles sont parfaitement tenus mais on distinguera en particulier le Zuniga à la présence résonnante de François Lis, le Moralès bien chantant de Jean-Luc Ballestra et surtout le couple étourdissant formé par la Frasquita de Vannina Santoni, timbre argenté joliment projeté, personnalité vive qui s’affirme dans une vocalité virtuose et personnalité rayonnante, et par la Mercédès d’Antoinette Dennefeld, dont les couleurs délicatement ambrées en font une des mezzos intéressantes de la nouvelle génération française. On ajoutera des bravos au Chœur de l’Opéra de Paris et à la Maitrise des Hauts-de-Seine. Au final, même si demeurent quelques réserves, cette Carmen mérite le détour – en attendant une véritable nouvelle production que l’Opéra de Paris nous doit.

Alain Duault

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