Anja Harteros, Aida enfin jeune : portrait

Xl_anja-harteros © DR

Longtemps associée à un répertoire très wagnérien, Anja Harteros se consacre à l’évidence dorénavant plus volontiers à l’œuvre de Verdi. Vendredi prochain, elle incarnera Aïda à l’Académie Sainte Cécile de Rome aux côtés de Jonas Kaufmann et Ludovic Tezier. Après avoir évoqué l’œuvre voici quelques jours, nous nous intéressons aujourd’hui à l’interprète du rôle-titre. 

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Les divas sont-elles condamnées à vivre dans un avion entre deux apparitions triomphales ? On le leur a beaucoup reproché, on le leur reproche peut-être un peu moins aujourd’hui, ne serait-ce que parce que le marché du disque, fondement de leur gloire, s’est irrémédiablement effondré. Anja Harteros est l’inverse exact de ce cliché, et à ce titre une belle illustration de la possibilité qu’ont les interprètes d’aujourd’hui de faire des carrières à leur image.
Bien sûr, celle d’Anja Harteros a aussi ses aspérités : le public londonien ne lui a pas pardonné ses très nombreuses annulations récentes, sans vouloir comprendre qu’une artiste peut avoir des raisons personnelles respectables qui l’empêchent de trop s’éloigner de son domicile. Tant pis pour les londoniens : c’est donc dans l’aire germanique qu’il faut aller pour entendre Anja Harteros, à Vienne, à Salzbourg, à Berlin, mais plus encore à Munich. Elle y a déjà chanté près de 150 fois en une petite quinzaine d’années à l’Opéra, d’abord dans des petits rôles comme Freia de L’Or du Rhin, puis très vite dans des premiers rôles, et même dans des productions créées pour elle, avec ou sans Jonas Kaufmann comme partenaire – la prochaine, sans lui, sera Arabella en juillet 2015. Peut-être ce relatif isolement géographique est-il une chance au fond : en lui épargnant les affres du star system, il lui offre la chance de laisser sa carrière se développer en parfaite harmonie avec l’évolution de ses moyens.

Voyager pour aller voir Anja Harteros se justifie d’autant plus que le disque ne rend pas justice à cette voix, a fortiori en studio où le naturel lui fait souvent défaut. D’abord parce que, signe des temps, sa discographie reste limitée : chez Mozart, Elettra (Idomeneo), mais ni la Comtesse des Noces, ni Fiordiligi ; chez Strauss, ni Maréchale, ni Arabella, mais deux versions des Quatre derniers Lieder ; chez Wagner, ni Elisabeth (Tannhäuser), ni Eva, mais une sublime Elsa (Lohengrin) ; seul Verdi est mieux servi, avec pour le moment Violetta, Amelia (Simone Boccanegra) et surtout Élisabeth (Don Carlo), dont le grand air du cinquième acte semble avoir été écrit sur mesure pour sa voix. Ce n’est pas qu’Anja Harteros manque d’humour – sa Fiordiligi pleine de fantaisie en était la preuve –, mais la noblesse et la mesure de la malheureuse reine d’Espagne, et les longues phrases écrites par Verdi, et cette simplicité infiniment expressive de la diction, tout cela constitue un très pertinent résumé de l’art d’Anja Harteros – en même temps qu’un des plus beaux airs de Verdi. Il n’y pas que les bêtes de scène qui ont leur place sur le plateau des maisons d’opéra : la retenue, la pudeur, la distinction sont aussi de bien belles qualités, surtout quand elles s’accompagnent d’un travail aussi poussé des mots, d’une diction qui est bien plus qu’une question technique de prononciation efficace.

Mais il faudrait rajouter au moins deux éléments qui confirment la singularité de la musicienne. D’abord, la jeunesse. Évidemment, quand on chante Freia à 30 ans, ce n’est pas très difficile de « sonner jeune ». Mais un peu de temps a passé depuis que sa victoire au concours de Cardiff en 1999 lui a ouvert les portes du monde lyrique, et le constat n’a pas changé : cette voix a la jeunesse en elle. Elle a beau aborder désormais des rôles plus lourds, Tosca récemment, Aida dans quelques jours (à Rome, pour une version de concert destinée à l’enregistrement), mais rien n’y fait : il y a une lumière dans la voix, et un frémissement passionné presque adolescent, que le temps n’efface pas.

Ensuite, la projection. La voix d’Anja Harteros n’est pas immense, elle n’est pas de ces phénomènes qui remplissent à eux seuls les vastes espaces des salles modernes. Et pourtant : tant de chanteurs qui ne sont pas avares de leurs dernières réserves de puissance se noient dans la moindre tempête orchestrale ; Anja Harteros, elle, sans effort visible, semble s’en jouer. Son Elsa, en particulier, est une vraie leçon de chant autant que de jeu : cette jeune femme à la silhouette élancée qui sait faire entendre un pianissimo infini sur l’ample orchestre wagnérien, très loin de l’image qu’on se fait le plus souvent d’une chanteuse wagnérienne. C’est bien cela, la projection : non pas le volume pur, mais la capacité à faire parvenir le son à l’oreille de chaque spectateur, intimement.

Il est difficile de deviner, à l’heure actuelle, dans quelle direction se développera la carrière d'Anja Harteros. Verdi occupe une place centrale, désormais, dans son répertoire, et on peut difficilement le regretter ; mais il serait dommage que les rôles wagnériens où elle a tant brillé en disparaissent trop complètement. Le choix de revenir à Paris, où elle avait débuté trop tôt juste après Cardiff, avec sa merveilleuse Maréchale, est peut-être le signe que le répertoire germanique ne l’a pas tout à fait perdue. Il est bien beau d’avoir ainsi un tel embarras du choix.

Dominique Adrian

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