De fervents Troyens à l’Opéra Royal de Versailles

Xl_dscf4942 © Thibault Vicq

Quand sonne le glas de la rentrée, on a parfois envie de reprendre en douceur. Laurent Brunner, directeur de Château de Versailles Spectacles, n’est pas de cet avis, et propose à l’Opéra Royal en cette fin août un monument : Les Troyens de Berlioz ! Un choix audacieux qu’on ne peut que saluer, tant les niveaux de réussite de la soirée sont nombreux.

Cette version mise en espace – travail efficace de Tess Gibbs et lumières incohérentes de Rick Fisher – était pourtant précédée d’un mini-parfum de scandale. Initialement confiée à John Eliot Gardiner, la direction musicale a été cédée à son jeune assistant Dinis Sousa, suite à l’agression il y a quelques jours d’un des chanteurs de la production par le chef octogénaire au Festival Berlioz de La Côte-Saint-André, où le même concert avait lieu en deux jours (La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage), avant une intégrale à Salzbourg et dans les Yvelines, donc, puis à Berlin et à Londres. Ces Troyens avec le Monteverdi Choir et l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique avaient en tout cas sans conteste leur place à Versailles après un grisant Benvenuto Cellini présenté ici-même en 2019 (dont le live a fait l’objet d’un enregistrement). Comme il y a quatre ans, c’est le décor de 1837 dans lequel l’Hector romantique avait pris la baguette pour un programme à quatre cents musiciens, qui sert aujourd’hui d’écrin à une œuvre dont le génie traverse les siècles.

Dinis Sousa maîtrise les changements de tempo jusqu’au bout des doigts. En plus d’un excellent coordinateur orchestral, il fait un superbe indicateur des émotions des personnages, grâce à de sincères articulations de caractères. Il sait exactement quoi faire entendre à quel moment. Car la précision est une grande qualité du chef portugais. D’abord dans les nuances et une vertigineuse continuité des crescendos ou des decrescendos ; ensuite, dans les matières, depuis l’ « en dehors » jusqu’aux terres helléniques richement nivelées. Sur son plan de bataille bien huilé, un planisphère de cordes, des cuivres pour la plupart punaisés avec éclat (impressionnants trombones), des bois en mains manipulatrices de l’échiquier stratégique (superbe clarinette). Si le liant peine à s’exprimer dans le premier acte, la suite fait paraître davantage de naturel. Chez Berlioz, on veut toujours le beurre et l’argent du beurre, tout simplement parce que le compositeur demande non seulement de bâtir une architecture, mais aussi d’y apporter les finitions, la chantilly et le ruban. Dinis Sousa n’est pris à défaut dans aucune des miniatures d’orchestrations qui, mises bout à bout, constituent Les Troyens. Cependant, l’échafaudage des travaux semble encore visible, bien que prêt à être enlevé pour le grand opening, en dépit de l’indéniable métier de l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique, émetteur d’un son qui ne perd jamais en premium dans l’allant épique comme dans la supplication. Malgré les innombrables adjectifs que Dinis Sousa décroche à la moindre mesure, il manque sans doute celui qui pourra résumer cette soirée en un grand geste musical de phrases.

L’incomparable finesse du Monteverdi Choir, en courant unique ou multiple, permet au piaillement individuel la même orientation noble au groupe, et apporte au rythme la stabilité d’une ligne générale inter-voix. Remplissant avec brio sa fonction narrative et sa personnalisation du voyage en mer ou sur la terre, pourvue d’un souffle collectif d’un autre monde, la phalange britannique n’a pas fini d’émerveiller.

Dans La Prise de Troie, on est saisi par la Cassandre incarnée d’Alice Coote, chimiste du son par le dosage et les splendides réactions en chaîne qui répondent tant au chœur qu’à ses partenaires. Elle sait ce qu’elle veut et le chante de la plus belle des manières. Dans Les Troyens à Carthage, Paula Murrihy garantit un cachet de longévité à Didon, dans une ligne brodée pareillement à la constance d’esprit de cette reine affligée, d’une musicalité submersive aux mille couleurs. On pourra bien volontiers lui pardonner un acte V aux voyelles moins rigoureuses. Le ténor Michael Spyres, héroïque dans son enregistrement des Troyens avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg et John Nelson, sillonne d’un sceau indélébile les deux parties du chef-d’œuvre de Berlioz. Son timbre de baryténor fend l’air en élan franc-tireur et en brillant découpage de phrase, chante la guerre comme s’il y était, se délecte sans limite à ausculter les pensées d’Énée.

Alors que Beth Taylor (Anna) passe du sérieux à la facétie en un claquement de doigts, les deux interventions de Laurence Kilsby (Iopas et Hylas) dévoilent un nappage fabuleux entourant un chant aussi homogène dans le médium que dans les aigus. Adèle Charvet défend subtilement Ascagne en y croyant autant qu’à un premier rôle, et le long cours miraculeux de William Thomas (Narbal, Priam) fascine, dans une intelligibilité permanente. Lionel Lhote creuse un beau légato dans la roche, mais ne trouve pas toujours le fil rouge qui associerait une plénitude à ses intentions, au contraire du percutant et vigoureux Ashley Riches.

La rentrée a donc fait grand bruit à Versailles, et on ne pourra pas bouder son plaisir.

Thibault Vicq
(Versailles, 29 août 2023)

Les Troyens d'Hector Berlioz à l'Opéra Royal du Château de Versailles, le 29 août 2023

Les Troyens, d’Hector Berlioz :
- à la Philharmonie de Berlin le 1er septembre 2023
- au Royal Albert Hall (Londres) le 3 septembre 2023

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