Le Teatro Real entend des (vraies) voix dans Jeanne d’Arc de Verdi

Xl_giovannad_arco__1190 © Javier del Real | Teatro Real

Les relatives faiblesses des vers de Nabucco et I Lombardi n’ont pas empêché Verdi de collaborer à nouveau avec le librettiste Temistocle Solera, dont le réseau d’influence permettra même à l’œuvre de figurer dans la toute première saison du Liceu à Barcelone. L’adaptation de la tragédie La Pucelle d’Orléans, de Schiller, balance du rab patriotique dans un livret navrant, comportant des différences notables avec son modèle, notamment l’improbable histoire d’amour entre Jeanne d’Arc et le roi Charles VII, ainsi que la dénonciation de la jeune femme par son père (au lieu de l’Inquisition). Le politiquement correct et les bondieuseries nigaudes abondent ici, mais on reconnaît les inimitables facultés orchestrales de Verdi, qui, même dans un exercice de style permanent, parvient par moments à vaincre l’inanité du propos par la seule musique.

Le Teatro Real joue ainsi l’ouvrage (en version de concert) pour la première fois, en clôture de sa saison du bicentenaire, parallèlement au Trouvère gagnant auquel nous avons assisté il y a peu. Et on se plaît à entendre un plateau vocal s’extirpant du fond et de la forme.

Cela fait quelque temps que le cas Plácido Domingo est source de crainte et d’attente partagées. Il est indéniable que le – désormais – baryton a sa place au banc des légendes vivantes de l’art lyrique. Cependant, depuis l’article du New York Times lui suggérant de prendre sa retraite, on pousse les hauts cris du côté des groupies, et on clashe de celui des détracteurs. Verdict : d’après ce qu’on a entendu ce soir, le chanteur va très bien ! Le vieux loup de mer cueille parcimonieusement son bouquet de notes avec charme. Il fait le grand saut dans un bassin de fleurs fraîches. En suspension dans cet environnement de caresses prosodiques et de phrasés onctueux, il se mue en ventriloque privilégié de Giacomo, père inquiet plus que délateur professionnel. Rien d’évident ne transparaît, les intentions s’extériorisent avec autant d’aplomb que de classe, en dimension chambriste ou en format bulldozer. Alors bien sûr, le vibrato est parfois ballant, mais le désir de musique est tellement probant qu’il rafle la mise.

Le roi Carlo selon Michael Fabiano refuse lui aussi toute trivialité. Son grain de voix agrumé proclame la fraîcheur de la liberté sans la gravité du trône. Son chant est une balade homogène imprégnée de tous les éléments composites qui font son parcours. Le ténor tient son rôle comme l’authentique gardien d’un secret, le legato prenant le versant visible des textures. Entre les lignes, entre les souffles, entre les pores, il rafraîchit sur mesure la déco intérieure de l’environnement tonal dans une interprétation de l’entre-notes qui n’appartient qu’à lui. Ce remplissage en est tellement parfait qu’il peut en paraître suffocant, mais la majesté d’un roi est une affaire de rayonnement omniscient !

Carmen Giannattasio, abreuvée de soleil intérieur, campe une Giovanna loin de la légèreté pastorale dans laquelle la musique la cantonne. C’est tout le paradoxe de sa prestation : projective et invincible (voire trop forcée) quand l’orchestre est très présent, elle peine à trouver la voix lorsque les instruments sont en retrait. Les brusques changements de nuances (surtout les passages vers le forte), conjugués à des mimiques témoignant la difficulté d’obtention des notes, manquent d’intermédiaires et d’élégance. On passera sous silence les ornements fastidieux qui bloquent malheureusement l’élan radieux de la soprane. Chœur noble et Orchestre Titulaire du Real fastueux reviennent à la charge pour exprimer la victoire de Verdi sur Rossini dans l’intensité dramatique et la modulation complexe. Les efforts déployés sous les gestes de James Conlon, directeur musical du LA Opera, placent les cercles et les lignes en supériorité face aux points, d’où une pâte harmonique en prise aux ramifications. La géométrie se déplace en changeant de repères et l’orchestre fournit une riche brumisation en sfumato. Oubliez le texte, le chef s’occupe du reste.

Thibault Vicq
(Madrid, 14 juillet 2019)

Jeanne d’Arc, de Giuseppe Verdi, jusqu’au 20 juillet 2019 en version de concert au Teatro Real (Madrid)

Crédit photo : © Javier del Real | Teatro Real

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