Iphigénie en Tauride au Palais Garnier, toujours essentielle

Xl_sebastien_mathe___opera_national_de_paris-iphigenie-en-tauride-21-22---sebastien-mathe---onp--8--1600px © Sébastien Mathé

Après une ouverture de saison avec les Seven Deaths of Maria Callas vues par Marina Abramovič, l’Opéra national de Paris troque la légende pour le mythe : celui des Atrides, dans la reprise de l’Iphigénie en Tauride imaginée par Krzysztof Warlikowski. Pour sa première mise en scène d’opéra en 2006, l’homme de théâtre avait essuyé de très nombreuses huées. Quinze ans plus tard, le mécontentement se fait étonnamment encore entendre au Palais Garnier. Par gêne de cette vieillesse représentée dans ses derniers instants ? Par lassitude du procédé utilisé, à savoir l’illustration des souvenirs ? En 2016, Alain Duault avait décrypté dans nos pages la fascination et la répulsion que cette production pouvait susciter. Aujourd’hui, nous ne pouvons que confirmer la richesse de cette lecture, qui en mettant Iphigénie face aux démons du passé dans une maison de retraite, abonde dans le sens de la mythologie. D’un segment de vie de la fille d’Agamemnon, Warlikowski en capte toute l’existence, cette existence ponctuée de visions, de cauchemars, de révélations. Il illustre avec acuité les espaces et le temps mentaux grâce à un dispositif scénique fluide qui « enferme » les souvenirs et les actions simultanées dans le grand placard de la mémoire, sous les hélices tournantes des ventilateurs. Il importe guère que les réminiscences d’Iphigénie soient authentiques ou délirées ; nous assistons à ses questionnements, vis-à-vis d’elle-même et de sa place dans une société réduite aux murs d’un établissement qui sera son ultime séjour. Le metteur en scène inclut en outre les splendides lumières de Felice Ross au processus narratif : une couleur, un reflet, une ombre, et les pensées prennent chair. L’Opéra national de Paris peut être fier de ce spectacle maison qui, reprise après reprise, ne perd absolument pas de sa superbe !

Le chef Thomas Hengelbrock fait une coalition avec le morcellement des tableaux voulu par Warlikowski. Il matérialise des blocs de son qui s’entrechoquent ou fusionnent, étage les couches d’accompagnement, fait lourer les croches à l’Orchestre de l’Opéra national de Paris en pouls rythmique. À l’exception de quelques cadences conclusives un peu apeurées chez les cordes, les instrumentistes communiquent joliment la saveur à la fois douce et âpre de la partition, faite de boue séchée et d’encens mystérieux. Les contours de la musique sont bien dessinés par Thomas Hengelbrock, le moteur interne se laisse apercevoir, et les composants intrinsèques avancent réunis. L’approche quasi-analytique de sa direction fait accoucher de grandeur à partir de rigueur, de même que les silences et ralentis s’érigent en expression éloquente.

Si quelques faiblesses émanent du Chœur de l’Opéra national de Paris – justesse et textures trop individuelles, plutôt qu’un son de groupe –, la distribution réunie est une bonne raison de se déplacer dans le neuvième arrondissement. Tara Erraught trouve la mesure exacte entre l’évocation éthérée du passé et le point de vue affirmé du présent. Pour ses très beaux débuts à l’Opéra national de Paris, elle se blottit dans la porosité de l’orchestre, et cultive une édifiante science du noyau sonore : elle ne prend pas les notes par le gras, mais dans une sorte de flou qui évolue vers une netteté éclairante, qu’elle fait ensuite fleurir. Malgré un medium peu précis dans les nuances piano, Jarrett Ott possède l’emphase et le rayonnement solaire de l’émission attendus pour Oreste. Ses lignes embrassent des traits de caractère et le poids imposant du Destin. Le Pylade de Julien Behr se situe davantage dans la subtilité de coton, dans une fervente amitié s’assumant coûte que coûte. Son souffle inébranlable lui permet l’attention d’un public happé par ses sublimes légatos. Les seconds rôles ne déçoivent pas : Jean-François Lapointe (Thoas) tonne, Christophe Gay englobe, Jeanne Ireland ravit. Marianne Croux se montre quant à elle plus solide en Première prêtresse qu’en Diane.

Les Atrides et les huées fonctionnent par cycles. Nous serons en tout cas au rendez-vous pour la prochaine reprise de cette production, devenue un classique de l’Opéra de Paris.  

Thibault Vicq
(Paris, 14 septembre 2021)

Iphigénie en Tauride, de Christoph Willibald Gluck, à l’Opéra national de Paris (Palais Garnier) jusqu’au 2 octobre 2021

N.B. : le chef Iñaki Encina Oyón dirigera la dernière représentation

Crédit photo (c) Sébastien Mathé

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