Le Trouvère à l’Opéra Bastille : un sommet

Xl_trouvere-opera-bastille-2016pdv © DR

On a tellement rabâché la formule de Toscanini – « Pour monter Le Trouvère, il suffit d’avoir les quatre meilleurs chanteurs du monde » – qu’on est étonné d’en voir la justesse à l’œuvre ! Car la distribution proposée par Stéphane Lissner pour la première série de représentations à l’Opéra Bastille réunit précisément les meilleurs aujourd’hui pour chaque rôle : Anna Netrebko en Leonora, Marcelo Alvarez en Manrico, le trouvère, Ekaterina Semenchuk en Azucena et Ludovic Tézier en Luna !
Mais ces quatre-là ne se contentent pas de posséder les plus belles voix du monde, ils savent chacun s’en servir avec intelligence et sens dramatique. Chacun connait le timbre rond et charnu d’Anna Netrebko mais il faut de surcroit l’entendre détailler chaque phrase avec une gourmandise contagieuse, sachant prolonger les sons dans des harmoniques moelleuses, projeter sa voix sans effort pour souligner les couleurs qui construisent les tourments de son personnage : du très grand art ! On en dira autant du feu ardent qu’Ekaterina Semenchuk met au cœur de sa grande voix fuligineuse et mordorée : elle fait vivre la gitane sans aucune hystérie superflue mais avec cette manière de faire revenir la mémoire de ses drames comme une confidence pourtant flamboyante. Marcelo Alvarez en est, au bas mot, à sa centième incarnation du trouvère : il sait passer des fulgurances à l’inquiétude, du tourment à l’héroïsme avec une voix qui n’est pas qu’une « pétoire à contre-uts » mais un instrument malléable qui exprime son drame – même si son « Di quella pira » ne le montre pas à son meilleur, mais est-ce vraiment là que se révèle la vérité du personnage ? Enfin Ludovic Tézier, « notre » grand baryton français, aujourd’hui assurément sans égal au monde dans ce répertoire verdien, sait équilibrer la noirceur et la noblesse avec non seulement le violoncelle de sa voix mais avec cette intelligence de son rôle, qui culmine avec son air du 2ème acte, « Il balen del suo sorriso », grand moment de chant aristocratique qui donne au personnage une hauteur splendide. On n’aura garde d’oublier la jeune basse italienne Roberto Tagliavini, impeccable dans le rôle trop souvent sacrifié de Ferrando : une voix à suivre !

Comment mettre en scène un tel ouvrage, à l’intrigue compliquée à l’envi, avec quelques invraisemblances qui confinent à l’absurde ? Bien évidemment, le réalisme plat ne ferait qu’en souligner la faiblesse dramaturgique : Alex Ollé (de La Fura dels Baus) a opté pour une forme de stylisation visuelle avec son décorateur Alfons Flores. Un ensemble de blocs, sorte de monolithes abstraits, s’élèvent ou s’abaissent pour évoquer une chambre, un cimetière, une tour, un couloir, un jardin ou un espace indéfini. Reflétés par des miroirs qui enserrent la scène, ils semblent une forêt un peu mystérieuse à l’intérieur de laquelle l’action se déploie sans à coup et trouve même une certaine fluidité. On y aurait aimé une direction d’acteurs plus efficace, plus tendue pour accentuer théâtralement ce qu’on entend – et on se serait passé de la référence vague à la Première Guerre mondiale, avec ces quelques masques à gaz qui semblent plus décoratifs (ou encombrants) qu’utiles, d’autant que le costume de Luna, lui, semble décalé dans un style plutôt d’officier nazi… Mais la musique, sa force, son impact fait vite oublier tout ce qui n’est pas elle pour se concentrer sur les voix, ainsi que le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra dirigés par Daniele Callegari avec moins d’engagement qu’on ne lui a connu (je me souviens par exemple d’un Ernani auquel il avait su mettre le feu à l’Opéra de Monte Carlo, avec Ludovic Tézier déjà !). Ici, peut-être impressionné par son plateau de stars, il se contente de suivre l’action sans la motiver, il n’impose pas une vision – et il n’évite pas quelques décalages mal venus entre autre avec les chœurs. Mais ces quelques bémols n’empêchent pas de faire de ce spectacle un moment euphorisant, celui d’une jouissance physique que font éprouver ces voix jetées dans la forge de cette musique brûlante : c’est aussi cela le pur plaisir de l’opéra !

Alain Duault

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