Peer Gynt sauvé par la musique à l’Opéra de Limoges

Xl_peer_gynt_2024 © Steve Barek

Peer Gynt est l’archétype des anti-héros : homme détestable, amant déserteur et fils indigne, il vit des aventures rocambolesques dans la pièce éponyme de Henrik Ibsen (1866). Il enlève déjà Ingrid lorsqu’elle se marie avec un autre ; il la délaisse très vite. La naïve Solveig l’idéalise ; il la fait poireauter. Il rêve de mettre le grappin sur les trois filles du Roi de la montagne ; il s’échappe au moment où il doit renoncer à sa condition humaine (pour devenir un troll, comme elles). Il ne voit pas l’état de santé alarmant de sa mère Åase ; elle meurt sans préavis. La deuxième partie du conte philosophique le met davantage au défi, alors qu’il a acquis richesses et reconnaissance par le trafic d’esclaves : son navire sombre dans une tempête, il se fait voler par la fille d’un chef de bédouins dans le désert, va en asile au Caire, se fait poser un ultimatum par une allégorie de la Mort. Finalement, l’amour inconditionnel de Solveig, qui a passé toute sa vie à l’attendre, le sauve d’un trépas assez douloureux.

Suite au succès du Concerto pour piano d’Edvard Grieg, le dramaturge demande au compositeur de mettre la pièce en musique dans des interludes et des inserts « intensifiant » l’action. Grieg fait usage d’un chœur, de solistes vocaux (pour de rares airs) et d’un orchestre symphonique. La partition est condensée, resserrée, efficace, propice à différents effectifs. À la première, en 1876, Grieg est absent, insatisfait par la formation instrumentale, et Ibsen est frustré par une musique qu’il juge apporter un relief différent du texte. L’Opéra de Limoges reprend la production qu’il avait commandée – et créée en 2017, avant qu’elle ne soit présentée à l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie en 2018 – aux metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil. Il est d’ailleurs surprenant que la lecture visuelle, théâtrale et conceptuelle brasse autant de vide, surtout au vu de la forme olympique de l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle-Aquitaine (ORSOLINA), et de son chef principal et directeur musical associé, Pavel Baleff.

Peer Gynt est dépeint comme un éternel enfant par le collectif Clarac-Deloeuil > le lab, dans une magnifique scénographie en petits ponts de bois sinueux en bois. Toutes les références visuelles se rattachent à la Norvège, patrie de Grieg et d’Ibsen, ce qui vaut aussi à tous les musiciens de l’orchestre de porter une hideuse manche aux couleurs du drapeau. Le voyage induit par l’œuvre ne concernera que des « destinations », symbolisées par six tables filmées de dessus, et sur lesquelles les personnages feront des actions aussi futiles que dans le teambuilding de vos pires cauchemars : découpage de personnages dans du papier, écrasement d’œufs durs, construction et démolition d’un gâteau en pain d’épices. Ce direct alterne avec des vidéos décoratives (en boucle, et en qualité assez médiocre) de paysages nordiques, dignes d’un magazine de société télévisé du dimanche soir. Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil n’ont pas réussi à choisir entre mise en avant de l’orchestre (à qui ils ont donné une place prépondérante sur scène), mouvement humain et dispositif vidéo. Ils ratent les trois pistes, additionnellement à une direction d’acteurs inexistante et à des lumières atones.

L’acteur Thomas Gornet fait ce qu’il peut, englué dans une représentation béate de Peer Gynt, pareille à celle d'un présentateur d’émissions pour enfants. Norma Nahoun incarne en un regard les affres de la solitude et la clairvoyance du délaissement, et sa voix souple évoque l’éternité d’une attente qui n’a pas d’emprise sur son attachement à Peer Gynt. Après une séquence parlée un peu compliquée en Roi de la montagne, Philippe Estèphe atteste par le chant de sa maîtrise parfaite d'un lyrisme subtil et mesuré. Marie Kalinine enchante autant par son jeu que par sa musicalité sensuelle et addictive. Le Chœur de l’Opéra de Limoges ne possède peut-être pas chez les femmes d'homogénéité idéale, mais ses textures neigeuses et adhérentes caractérisent solidement l'avancée harmonique de la partition.

C'est au niveau de l'ORSOLINA que la nature reprend ses droits au sein des sentiments du récit. Mélodie et accompagnement s'imbriquent et se démêlent dans un fondu permanent qui met sous les projecteurs des cascades de cordes frottées et de harpe, et des pierres érodées sous le souffle magnétique des bassons. Le chef Pavel Baleff garde intacte l'intimité des pages musicales, tout en servant l'immensité de ces réductions harmoniques grâce à un son à l'origine cavalière, ainsi qu'à des forte de liant. Dans la mort d'Åase, la longueur d'archet pose collectivement chaque pierre d'un légato édifiant. Dans une tempête magistrale, le chaud-froid réaliste des nuances retranscrit la pleine action et l'humidité de l'air. Les appels de la forêt, des lacs et des rivières ont tous droit de cité. C'est cette concrétisation du pouvoir de la Terre dont on se souviendra ce soir, et qui fait échapper Peer Gynt à l'abîme de vacuité que lui imposent les metteurs en scène.

Thibault Vicq
(Limoges, 31 janvier 2024)

Peer Gynt, pièce de Henrik Ibsen sur une musique de scène d’Edvard Grieg, à l’Opéra de Limoges jusqu’au 1er février 2024

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading