L'Opéra national du Rhin propose un Così fan tutte bizarrement rythmé par la grande Histoire

Xl_cosiftpg0919hdweb © Klara Beck

L’Histoire peut-elle éclairer les variations de l’amour ? C’est ce que se demande David Hermann dans un nouveau Così fan tutte (programmé par Eva Kleinitz, en coproduction avec le Musiktheater im Revier Geisenkirchen) à l’Opéra national du Rhin, sauf que la copie qu’il rend suscite de nombreux doutes. Si ses partis pris rugueux dans La Flûte enchantée à l’Opera Ballet Vlaanderen avaient atterré notre collègue en 2017, il prend ici le virage de la fresque historique pour illustrer les couples qui se font et se défont par la force du temps, entre 1913 et 1950.


Così fan tutte, Opéra national du Rhin © Klara Beck

Don Alfonso est lui-même une allégorie de l’Histoire, plongé dans son journal dont les unes ponctuent les années qui passent. Dans la première partie, le facteur chronologique élargi donne une vraie consistance à Fiordiligi et Dorabella, laissées seules à leur sort sans nouvelles de Ferrando et Guglielmo, partis à la guerre en 1914. La Bataille de Verdun fait tomber un soldat depuis les cintres dans leur salon, rendant l’inquiétude encore plus palpable. Les hommes reviennent au bercail en 1918, éclopés comme jamais, en stress post-traumatique, reconnaissant à peine les femmes, qui perdent tout intérêt envers leur âme sœur initiale. Le quatuor se retrouve en 1928 dans une revue de cabaret organisée par Don Alfonso. Les femmes sont les mêmes, mais les hommes peuvent éventuellement ne pas être ceux qu’elles ont oubliés (la note d’intention nous confirme cependant qu’il s’agit des mêmes personnages). Le travestissement est lié ici à une réflexion stimulante sur l’absence et la récupération psychologique de la séparation. Après l’entracte, la notion de non-stabilité de personnages qui faisait le charme du I (et aurait même pu prétendre à un dramma giocoso) se transforme en fable échangiste consentante, qui s’attarde bien trop en 1937 et 1938. Et le principe même de la mise en scène s’effondre car la frise du temps n’apparaît plus que comme un prétexte pour caser les guerres et les éléments chics (les beaux décors bien usités de Jo Schramm, en dépit d’une structure pliable en accordéon parfois encombrante). Quand tout est déjà parti en vrille, la seconde guerre mondiale fait surface, et se conclut par un finale autour de la bombe atomique d’Hiroshima, d’un plaidoyer sur l’émancipation des femmes par Despina et de l’entrée dans les années 50. À dire vrai, on n’a pas tout saisi...

David Hermann affirme que « chaque air ou chaque ensemble pourrait constituer un « mini-drame » en soi ». C’est bien ce qu’on lui reproche, parce que chaque scène prise séparément est une pépite de théâtre. L’assemblage laisse juste à désirer, surtout vis-à-vis de Don Alfonso et Despina, qui deviennent secondaires et sans motivation affichée. In fine, on se lasse un peu de ne pas savoir qui aime qui, qui joue et ne joue pas. La véritable cohérence vient de la fosse : Duncan Ward réveille d’intrigants séismes dans une mer d’huile harmonique, toujours dans l’équilibre parfait avec les voix. Le chef dirige un Mozart noble et amusé, de la marelle et du cloche-pied, faisant naître l’incertitude des personnages à partir d’un calme structuré et duveteux. Il s’aventure plutôt – et avec brio – vers la légèreté de la chair de poule que vers les rires et les larmes, dans la matière discrète d’un éventail sophistiqué. Une texture d’étoile filante traverse l’œuvre et le cœur du sextuor de solistes, aux côtés d’un Orchestre philharmonique de Strasbourg très correct mais parfois fluctuant (en particulier chez les cordes et les cuivres), et d’un opulent Chœur de l’Opéra national du Rhin.


Così fan tutte, Opéra national du Rhin © Klara Beck

Après avoir incarné Tamino à l’Opéra national de Lorraine, Jack Swanson revient en région Grand Est pour un Ferrando angélique et perlé de lumière. C’est la sérénité de phrase qui le caractérise, tout comme la vertu salvatrice et la plénitude nourricière. Björn Bürger colore Guglielmo d’un royal noyau praliné et d’un bagout de léopard. Fier comme un paon, son personnage ne cesse de charmer d’une ardente mousse vocale, à l’élégance ininterrompue. La soprano Gemma Summerfield livre une ligne feuilletée sans sensationnalisme : même déchirée de l’intérieur, sa belle Fiordiligi paraît toujours digne, en dépit d’un vibrato parfois monolithique. Le souffle incroyablement dosé d’Ambroisine Bré, engagé dans la sensualité racée de Dorabella, n’exclut pas une émission quelquefois sèche et en force. Don Alfonso apparaît désinvolte sous les traits de Nicolas Cavallier, qui privilégie la projection et le marcato (en phase avec le personnage) à la propreté. Enfin, la Despina spontanée et pugnace de Lauryna Bendžiūnaitė « fonctionne » mieux à l’acte I que dans le II, où la mine de son crayon vocal perd un peu en impact.

On peut saluer encore une fois l’implication théâtrale des interprètes, qui permet de se plonger les yeux grand ouverts dans cette proposition qui pose plus de questions qu’elle n’en résout.

Thibault Vicq
(Strasbourg, 14 avril 2022)

Così fan tutte, de Wolfgang Amadeus Mozart, à l’Opéra national du Rhin (Strasbourg, Mulhouse et Colmar) jusqu’au 15 mai 2022

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