El abrecartas au Teatro Real : une création un peu trop sûre de ses atouts

Xl_abrecartas_1703x © Javier del Real | Teatro Real

Pour son unique opéra autoproduit de la saison, le Teatro Real a réuni tous les ingrédients qui assuraient un succès instantané. La création mondiale d’El abrecartas implique en effet le compositeur Luis de Pablo, le librettiste Vicente Molina (adaptant la première moitié de son roman fleuve éponyme, récipiendaire des prix littéraires les plus prestigieux en 2006) et une distribution 100% espagnole pour raconter 50 ans d’histoire nationale, en compagnie de figures artistiques bien connues, plongées dans des destins croisés.

Enfant, le poète Federico García Lorca joue au loup avec son ami Rafael en 1907. 25 ans plus tard, il est au piano dans la maison madrilène de l’écrivain Vicente Aleixandre lors d’une réception masculine où ce dernier et Andrés Acero se promettent un amour pour toujours. La même année, à Grenade, Rafael se rend à une représentation de La Vie est un songe de Calderón, dans laquelle apparaît Federico, tandis que sa cousine remarque l’actrice Manuela Riera. À partir de 1936, la Guerre civile plonge ces personnages dans une spirale funèbre, marquée d’abord par la mort de García Lorca, puis de Rafael en soldat, et enfin d’Andrés par suicide lors de son exil au Mexique. En 1942, Setefilla est professeure dans la prison où est incarcéré l’écrivain Miguel Hernández – ami de Vicente Aleixandre –, qui périt de maladie dans sa cellule. L’espion Ramiro Fonseca est délateur des intellectuels subversifs antifranquistes, les lettres – censurées par le régime – d’Alfonso Enríquez à son épouse Manuela se croisent avec celles envoyées par Setefilla (sous le prénom masculin Salvador) à la même femme, sa maîtresse.


El abrecartas © Javier del Real - Teatro Real

La particularité du roman de Vicente Molina Foix réside dans sa construction épistolaire, qui raconte en filigrane un siècle de bouleversements humains et politiques. Chaque destinateur est le dramaturge de son existence, parfois fantasmée ou imaginée. Les personnages et la mort sont réels, mais les propos et la narration sont pour la plupart fictifs. Au-delà de la dimension « nationale », l’œuvre consiste en un hommage aux victimes du franquisme et à tous les actes manqués de sentiments inassouvis, dont le format de la lettre laisse planer l’inexactitude quant à parvenir au bon correspondant. Dans cet univers de situations, le metteur en scène Xavier Albertí a imaginé un décor composé de « conteneurs » à lettres, pareils à des espaces imaginaires qui consignent et protègent la mémoire, qui font mûrir les sentiments. Le bien et le mal n’interviennent pas ; seulement le portrait évanescent d’un espace expressif à un temps t, car les lettres permettent de « manipuler les identités et les réalités ». Le papier n’ayant par nature pas d’espace actif, Xavier Albertí se tourne vers un statisme qui ne compte que sur la musique pour faire s’entrechoquer ces voix sans parole. Un zapping de la lenteur impose finalement un fastidieux déroulé malgré sa volonté de ne pas raconter, alors que les voies de l’imagination l’abordent de façon plus vivace et complexe lors de la lecture. Les costumes, lumières et agencements de plateau ont beau instiller un univers unique, l’abstraction du projet (sans doute liée à la condensation du roman) perd le spectateur en route.


El abrecartas © Javier del Real - Teatro Real

Luis de Pablo, né en 1930 et décédé en octobre 2021, n’a pu entendre son dernier opéra de son vivant. Chef de file de la musique contemporaine en son pays (en créant notamment le premier laboratoire de musique électroacoustique en Espagne en 1963), il a lui-même été le témoin du hors-champ dépeint dans El abrecartas. Son écriture y reconstitue l’espace mental des artistes de l’époque, et superpose madrigaux de la Renaissance, gamelan balinais, éléments de zarzuela ou cuplé (style musical espagnol proche de la chanson de cabaret). La prosodie espagnole est de premier ordre dans ce requiem en patchworks chambristes inconstants et en danses macabres aux couleurs aquarelle. Le matériau orchestral est d’une phénoménale fluidité, tantôt translucide, tantôt vaporeuse, que les extraordinaires musiciens de l’Orquesta Titular del Teatro Real partagent en questions-réponses grisantes sous la direction sensée de Fabián Panisello.

Côté voix, la volonté de fer de Borja Quiza (Vicente Aleixandre) ne suffit pas à faire oublier de trop fréquents problèmes de justesse et une texture vocale très incertaine. David Sánchez, sans relief, et Ana Ibarra, exagérément meurtrie et peu concernée par le phrasé de Luis de Pablo, ne comptent pas non plus parmi les succès de la soirée. On trouve plus de panache chez Airam Hernández en Federico García Lorca et de puissante perversité chez Vicenç Esteve, Ramiro agile. L’Alfonso prévenant de Mikeldi Atxalandabaso se fraie un chemin stable dans les détours psychologiques qui l’affligent. José Antonio López chante un Miguel Hernández résonant et d’outre-tombe, et Jorge Rodríguez-Norton un Andrés Acero loyal. Les enfants des Pequeños Cantores de la JORCAM et les adultes du Coro Titular del Teatro Real soutiennent avec robustesse les fondations de cette création mondiale, qui, par la confusion qu’elle instaure envers ses personnages, son positionnement et son manque d’alignement entre le propos et sa représentation, ne réussit pas complètement son pari de fédérer le public (et encore moins d’en attirer de nouveaux pans).

Thibault Vicq
(Madrid, 24 février 2022)

El abrecartas, de Luis de Pablo (musique) et Vicente Molina Foix (livret), au Teatro Real (Madrid) jusqu’au 26 février 2022

Diffusion en direct sur la plateforme MyOperaPlayer le 26 février à 19h30
Diffusion ultérieure sur Radio Clásica (Radio Nacional de de España)

Concert en hommage aux compositeurs Luis de Pablo, Cristóbal Halffter et Antón García Abril (décédés en 2021) au Teatro Real le 3 mars 2022

Crédit photo © Javier del Real | Teatro Real

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