Boris Godounov, contrat honoré à l’Opéra national du Capitole

Xl__mir0143 © Mirco Magliocca

Sur scène, la version initiale de Boris Godounov en sept scènes (1869) de Modeste Moussorgski est un peu comme un dossier composite de pièces justificatives qu’on donne à l’administration : la recevabilité n’en est jamais garantie. La chute du tsar Boris (qui a fait assassiner les bonnes personnes pour accéder au trône) et l’ascension de Dimitri (qui a su se faire passer pour le bénéficiaire de la couronne auprès de suffisamment de monde) se chevauchent sans se heurter, en parallèle aux grondements du peuple, à la vie de l’empire hors de Moscou et aux manigances politiciennes : autant de sujets à traiter tout en évitant l’effet vignettes. Cette coproduction de l’Opéra national du Capitole avec le Théâtre des Champs-Élysées tient la plupart de ses promesses musicales, et procure un plaisir ludique au niveau scénique, à défaut d’un point de vue tranché.

Le premier pouvoir absolu vient de la fosse, où l’Orchestre national du Capitole croise les affluents de sons moussorgskiens avec la même dextérité que le fer. L’écoute généralisée assume la mise en avant des grumeaux volontaires laissés par le compositeur, sur lesquels se déversent des fontaines de lignes organiques. Sous la baguette d’Andris Poga, les harmonies s’anoblissent comme si elles résonnaient depuis un seul orgue, puis ces courants d’air prennent des chemins distincts pour s’apposer en coupe sur un plan mélodique. Ce qui entre et ce qui sort participe du même flux, à l’image des deux personnages de l’œuvre, qui coexistent sans presque jamais cohabiter. Dans ce contexte, l’écriture se mouille parfois de sueurs froides à la Chostakovitch, laisse entendre incisions et bourdonnements. Le chef illustre la Russie immortelle d’une texture où toutes les voix ont la même hiérarchie, dans la tension sismique jusque dans la ferveur populaire enracinée. Et lorsqu’un motif se passe d’instrument en instrument, Andris Poga n’en fait jamais perdre le caractère, la métrique ou le timbre. La matière même, en écorchements, en divagations, reste sous l’attention permanente d’un contrôle qualité nourri de théâtre tantôt sérieux, tantôt ironique.


(c) Mirco Magliocca

Sur scène, les rangs décisifs et déterminés du Chœur et de la Maîtrise de l’Opéra national du Capitole (préparés par Gabriel Bourgoin) savent se serrer les coudes. Projection laser et masses collectives sidèrent de poigne, et toujours main dans la main avec l’Orchestre. La basse Alexander Roslavets remporte tous les suffrages dans le rôle-titre. Il chante celui qui voit, entend et sait au moyen d’une phrase inépuisable où réside le secret de la hargne de pouvoir. Le poids de la folie, du destin, de l’Histoire, accable son rôle et sublime son horizon vocal. Cette inflexibilité fascinante de l’extérieur sert un bouillonnement intérieur constant, propre à une résolution solide de musicalité. Airam Hernández a l’émission qu’il faut pour Grigori (futur faux Dimitri), mais ne l’exploite pas assez pour la justifier. En découlent une diction foncièrement nébuleuse et un placement parfois approximatif. Le Pimène en chewing-gum de Roberto Scandiuzzi (et à la justesse plus que préoccupante) emboîte le pas à la Xenia discontinue et endolorie de Lila Dufy. La liberté énoncée de Victoire Bunel rencontre le timbre (sur-mesure) de nourrice de Svetlana Lifar. Mikhail Timoshenko utilise le statut de communicant de Chtchelkalov comme atout : le liant et l’égalité de ses phrases ne peuvent que mettre d’accord, et ce, quel que soit le registres. Marius Brenciu marmonne astucieusement dans sa barbe, dans un double aspect didactique et faussement naïf qui correspondent très bien au personnage de Chouiski. Yuri Kissin magnifie par des notes bien en chair la vraie croyance : celle des convictions, elles-mêmes servies sur un plateau dans une hyperactivité de la ligne et un soutien infaillible, militant. Sarah Laulan et Fabien Hyon livrent un véritable numéro comique, et Kristofer Lundin ajoute, avec un sprechgesang modulable, une facette de vérité à l’Inconnu qu’il incarnait jusqu’à alors dans une pantomime avisée.

pour aller plus loin
Boris Godounov, la Russie au cœur

Interview. Boris Godounov, la Russie au cœur

Les sept morceaux du puzzle de Boris Godounov sont cadencés par le décor très matriochkesque de Pierre-André Weitz (éclairé avec passion par Bertrand Killy), incluant le bâtiment de la Douma à Moscou, l’intérieur de palais dorés et marbrés aux lustres géants, et des immeubles en ruines, c’est-à-dire le kit complet de l’exercice du pouvoir dans un empire russe, qu’il soit à la fin du XVIe ou au début du XXIe siècle. Olivier Py cultive l’ambiguïté sur l’époque de sa transposition – on pense d’abord à la dislocation de l’URSS puis on fait vite un saut dans le temps, avec une icône surréaliste de Poutine et de Staline –, mais il a pour lui le sens de la narration et de la reconstitution, dans un langage de représentation, qui emporte l’adhésion par sa clarté et sa concision visuelle. On y trouve pêle-mêle des réflexions sur le peuple contre ses dirigeants, sur la propagande d’État, sur l’héritage des tsars, sur le poids des institutions, sur l’atmosphère politique délétère, et sur la répétition des cycles de violence et de mensonge. Mais le metteur en scène sait saupoudrer ces considérations d’un humour bienvenu, pour donner un peu de distance à ce show qui, malgré sa frilosité relative, rend vraiment justice à cette première version de Boris. Dossier validé !

Thibault Vicq
(Toulouse, 24 novembre 2023)

Boris Godounov, de Modeste Moussorgski :
- à l’Opéra national du Capitole jusqu’au 3 décembre 2023
- au Théâtre des Champs-
Élysées du 28 février au 7 mars 2024

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading