Une Turandot spectaculairement high-tech au Grand-Théâtre de Genève

Xl_turandot_au_gtg © Carole Parodi

C’est de manière spectaculaire que le Grand-Théâtre de Genève clôt sa saison avec une Turandot confiée à Daniel Kramer, mais finalement surtout au collectif japonais teamLab, passé maître dans les arts numériques et lumineux, qui propulse l’ouvrage de Giacomo Puccini dans un univers entre manga et science-fiction. Pendant tout le spectacle, les lasers fusent de toutes parts et dessinent tour à tour lune, trou noir cosmique et autres constellations prodigieuses, sur scène mais aussi dans la salle, sous le regard incrédule de spectateurs ébahis ! Ils créent par ailleurs de superbes images, toutes symboliques, telle cette vague qui fait penser à celle d’Hokusaï, et qui se gonfle en même temps que le désir de Calaf pour la Princesse de glace. Cette autre image également, à la fin, qui fait s’épanouir une multitude de pivoines numériques pour symboliser l’amour (consommé) des deux héros.

Dans cette scénographie foisonnante, Daniel Kramer alterne entre réalisme cru et symbolisme. Ici, ce n'est pas la décapitation qui est de mise, mais l’émasculation ! Les malheureux arborent d'abord de jolies grappes de fleurs dans leurs entre-jambes, mais c’est pour mieux disparaître sous le coup de ciseaux, quand les organes masculins ne sont pas arrachés à même les dents par un bourreau gore ! Parmi les autres idées de l’Anglais, ce n’est pas Liu mais Calaf qui se fait torturer, et elle se suicide pour abroger le martyre de l’être adoré. Timur se suicide à son tour de désespoir, tandis que le trio de ministres s'entretuent, le plateau se retrouvant couvert de cadavres gisant dans leur sang. Par bonheur, l’amour triomphe à la fin, même avec le corps du défunt Empereur gisant au milieu du plateau dans un cercueil blanc, tandis que Calaf devient le nouveau souverain grâce au baiser que lui accorde Turandot.

En fosse, le chef italien Antonino Fogliani soutient le côté extrêmement théâtral de la mise en scène. Champion des effets sonores et des « coups de théâtre » orchestraux, il peut aussi se permettre un tel déferlement orchestral grâce à la distribution XXL réunie à Genève. Seulement quatre mois après sa fracassante Elektra ici-même, la soprano suédoise Ingela Brimberg témoigne une fois de plus de ses moyens exceptionnels et de son tempérament de feu (plus que de glace). Au fur et à mesure de la soirée, la voix se détend, se colore, s'enrichit, et réalise des prouesses avec une intrépidité confondante, dans une magnifique correspondance du timbre avec le caractère surhumain du personnage. Face à elle, le ténor roumain Teodor Ilincai ne s’en laisse pas compter, avec une voix aussi puissante dans l’aigu que sonore dans le grave, mais qui sait aussi, quand la partition l’exige, se plier aux nuances et aux demi-teintes. Lui aussi soulève l’enthousiasme du public, notamment après un « Nessun dorma » décoiffant ! De son côté, la jeune soprano italienne Francesca Dotto incarne Liù avec un timbre plus corsé que ce que l’on entend habituellement dans le rôle. Elle séduit par la rondeur de l’accent et par la sensibilité de la palette de couleurs, et finit de convaincre par une musicalité sans faille et un subtil jeu de clairs-obscurs. Enfin, la basse chinoise Liang Li campe un noble Timur, capable de plier sa grande voix aux mesures du personnage. Le trio de ministres (Simone Del Savio, Sam Furness et Julien Henric) n'appelle aucun reproche, tandis que le légendaire Christ Merritt s'avère un luxe en Altoum, quand bien même les outrages du temps se font désormais sentir sur sa voix.

Mais l'intérêt principal de la soirée réside dans le fait que l'ouvrage soit donné avec le final composé par Luciano Berio, le grand compositeur italien, également auteur d'orchestrations particulièrement réussies de mélodies de Verdi ou Mahler. A la première écoute, ce final sonne proche de Wagner. Parfois, c'est au premier Schoenberg que l'on songe, parfois encore à Mahler, et bien sûr à Puccini, que Berio n'a pas oublié tant dans la syntaxe que dans les réminiscences du reste de l'opéra. Les principales nouveautés sont les Interludes – de superbe facture – séparant les duos entre Calaf et Turandot, et les dernières mesures, très douces, en diminuendo, sans chœur et orchestre fracassants, en total contraste avec la fastueuse conclusion imaginée par Franco Alfano que certains spectateurs, peut-être, auraient préféré entendre, pour son caractère solaire et spectaculaire ?

Emmanuel Andrieu

Turandot de Giacomo Puccini au Grand-Théâtre de Genève, jusqu'au 3 juillet 2022

Crédit photographique © Carole Parodi
 

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