Une Médée pleine et accomplie ouvre la saison du Teatro Real

Xl_medea_7264 © Javier del Real | Teatro Real

Il y a des spectacles pour lesquels les kilomètres parcourus et les euros dépensés ne sont plus que des chiffres une fois la porte franchie ou le rideau levé. Indéniablement, la nouvelle production de la Médée de Cherubini du Teatro Real entre dans cette catégorie de spectacles enthousiasmants, l’adjectif retrouvant ici de sa connotation divine originelle. L’œuvre est présentée en français, avec « une partition inédite des récitatifs, composés par le musicologue et chef d'orchestre Alan Curtis à partir des textes originaux de l'opéra, imitant le style de Luigi Cherubini ». Nous avons par ailleurs eu l'opportunité d’assister à l’ouverture de saison en présence du Roi et de la Reine d’Espagne, débutée comme le veut la tradition par l’hymne national. Espagnol ou non, l’émotion demeure présente. S’en suivent les discours d’ouverture, qui nous présentent également Cielo, une œuvre de Jaume Plensa. Il s’agit d’une projection du ciel de Madrid (enregistré depuis le toit du Théâtre en juin 2023) sur la coupole de la salle principale. Le but est de donner l’impression d’une fenêtre magique ouverte sur le ciel de la ville. Une idée poétique dont la beauté simple ravit pourtant l’œil depuis le fauteuil de la salle.

Avant que tout ne débute, la scène est visible et tandis que les spectateurs s’installent sans y prêter attention, les deux enfants jouent, puis Médée arrive, dague au poing, hésitante, s’approchant, fuyant, les fixant, se détournant… Puis s’approchant à nouveau, dangereuse, avant que le rideau noir ne se baisse. Cette petite introduction échappant à une bonne partie du public reflète finalement l’idée du metteur en scène Paco Azorín : depuis toujours, nous avons tendance à occulter les enfants de cette œuvre. Elle a été interprétée du point de vue de Jason, de celui de Médée, mais les enfants ont tendance à n’apparaître que comme des objets de vengeance, à peine humanisés, et surtout dépersonnalisés. Ici, ce ne sera pas le cas : ils seront présents du début à la fin, occupant une part importante de la scène, et allant même jusqu’à apparaître dans la salle, avec deux personnalités fortes et distinctes. Si le mythe et le livret indiquent deux garçons, Paco Azorín a décidé de faire jouer une fille et un garçon (Valeria Grandio et Ismael Palacios), pré-adolescents, rendant leur innocence moins juvénile mais les encrant davantage dans la réalité. La nécessité de créer une parité où il n’y en a pas est peut-être discutable, surtout quand il est régulièrement répété « mes fils » ou « tes fils » dans la soirée, mais c’est un détail sur lequel on finit par passer, tant le travail global est une réussite et le message important : dénoncer les violences faites aux enfants. Plusieurs textes défileront d’ailleurs durant la soirée, rappelant que plus de 40 000 mineurs meurent chaque année sous les coups de leur père, mère ou tuteur, ou rappelant les dix principes définis par la Déclaration des Droits de l’Enfant de 1959.


Maria Agresta (Medea), Ismael Palacios (fils de Médée) © Javier del Real | Teatro Real

Le lien qui unit Médée aux enfers est matérialisé par le décor lui-même : « un espace qui représente la descente aux enfers de tous les personnages, la descente au centre de la Terre, vers un puit intérieur, presque vers une mine. Un grand escalier et ascenseur préside l'ensemble du dispositif. Tous les personnages entrent par cet accès qui renforce la verticalité du lieu. Un élément horizontal, le palais de Créon, apparaît d'en haut. Et en dessous, rien qu'un sol de lave noire. *» En effet, on repère tout de suite cette grande colonne métallique qui renferme à la fois l’ascenseur et les escaliers où les personnages montent et descendent, sans s’y croiser. Tour d’observation et lieu de passage, elle concentre l’attention des déplacements. Si la pièce qui monte et descend de cette tour est le palais de Créon, elle est aussi le lieu par lequel Médée apparaît, cachée aux yeux de tous, accompagnée de ses trois démons, ainsi que le lieu où les enfants disparaîtront et qui lui permettra de s’envoler dans les airs.


Médée, Teatro Real © Javier del Real | Teatro Real

L’autre idée forte de cette mise en scène est d’avoir doublé Médée : outre la cantatrice, une actrice endosse également le rôle, et devient la part sombre de la Colchidienne. Une part sombre avec laquelle elle dialogue, sur laquelle elle s’appuie, qui l’encourage… Elle se trouvera presque morte lorsque Médée y renoncera et préfèrera sauver ses enfants, puis se relèvera, aidée de la chanteuse, lorsqu’elle reviendra une fois encore sur sa décision. En doublant ainsi le personnage, Paco Azorín rend visible sa dichotomie, et éclaire une partie de son intériorité. Sa magie n’est pas oubliée pour autant, et il lui suffit de tendre la main pour créer des spasmes, ou de la poser sur la poitrine de Néris pour drainer son essence et ainsi retrouver son énergie – donnant une nouvelle lecture aux paroles de la suivante « je te suivrai jusqu’à la mort ». Quant aux trois démons qui l’accompagnent, ils se composent de trois artistes de parkour** (Max Iniesta, Cosmin Marius et Daniel Mellado) qui les rendent véritablement effrayants et « surnaturels », comme lorsqu’ils se déplacent en sauts acrobatiques ou montent et descendent de la tour métallique avec quelques figures impressionnantes.


Maria Agresta (Médée), Nancy Fabiola Herrera (Neris) et Verónica Moreno (actrice), © Javier del Real | Teatro Real

La mise en scène de Paco Azorín conquiert aussi parce qu’elle respecte l’œuvre tout en la modernisant. Durant l’Ouverture, une citation de l’anthropologue Adolphus Peter Elkin est projetée : « L’époque mythique n’est pas simplement un temps passé, mais aussi un présent et un futur. Ce n'est pas seulement une période, mais aussi un état ». Ainsi, l’Ouverture nous laisse voir les Médée et Jason de l’Antiquité, dans les costumes d’époque, au moment de la conquête de la Toison d’or et de leur Hymen. Le sort jeté à une femme qui les interrompt devient le lien avec le présent, la femme s’avérant être Dircé. Dès lors, cette scène peut aussi être interprétée comme le présage inquiétant que la princesse a vu et qui la traumatise tant.

On l’aura compris, la mise en scène est une vraie réussite, d’autant plus que le final respecte là aussi le livret – et les attentes – en embrasant la scène tandis que Médée repart dans les airs avec ses démons, grâce à la salle qui remonte dans les cintres et que le chœur s’enfuie en passant par le fond de scène qui se soulève – et qui a déjà été le lieu de quelques disparitions de personnages.

Les plaisirs se multiplient également en fosse avec l’Orchestre du Teatro Real. Il suffit de quelques notes à peine pour que la soirée apparaisse musicalement grandiose. Une promesse respectée jusqu’à la dernière note par Ivor Bolton : l’équilibre des pupitres est somptueux, solide et flexible, maîtrisé à la perfection tout comme la partition de Cherubini qui déverse ses couleurs magistrales sous cette baguette… magique ! Les notes coulent de source, se transportent, tapissent la salle et les oreilles pour nous envelopper au plus près de l’œuvre. Le chœur du Teatro Real est lui aussi magistral, puissant, d’une superbe homogénéité, y compris pour la prononciation du français particulièrement précise dans le chœur de femmes du début du premier acte.

La distribution de cette Première s’avère aussi assez homogène, et ne souffre que de très peu de reproches, dont aucun n’entache réellement l’immense plaisir de la soirée. Le plus important est la prononciation parfois approximative du français, étrangement inégale – un air peut être très bien prononcé avant que le suivant ne le soit plus par le même interprète. Un souci qui ne touche finalement que les oreilles francophones de la salle, mais tout de même présent et dont est exempte la Néris de Nancy Fabiola Herrera. Celle-ci offre un personnage touchant et parvient à rendre toute la complexité de sa relation avec sa maîtresse dans son fameux air « Ah ! nos peines seront communes ». On s’étonne néanmoins de ne pas la voir durant la première partie – à moins qu’elle n’ait été particulièrement discrète –, ce qui rend son apparition et son attachement presque surprenant dans la deuxième. Le jeu sonne toujours vrai, tant dans ses inquiétudes envers Médée que pour ses enfants, servi par un chant qui ne souffre aucun reproche. La Dircé de Sara Blanch est à la fois solide et fragile, composant un personnage particulièrement attachant. Elle résonne ici d’une sagesse profonde, un peu comme une Cassandre voyant venir la tragédie mais que personne n’écoute. La voix légère se charge ainsi paradoxalement d’un poids tragique qui lui sied parfaitement. Quant à son père, incarné par Jongmin Park, il est un militaire plus qu’un roi, mais la puissance de la projection est impressionnante et lui apporte une autorité naturelle. Solide et droit, il ne sourcille pas et ne montre aucune fragilité, tant vocalement que scéniquement. Les comprimari ne dénotent pas dans cette belle distribution, que ce soit le coryphée de David Lagares ou la deuxième confidente d’Alexandra Urquiola. La première confidente de Mercedes Gancedo se détache toutefois par sa prononciation impeccable, sa projection et sa présence scénique.


Sara Blanch (Dircé) et choeur de femmes © Javier del Real | Teatro Real

Enfin, nous en venons au couple formé par Jason et Médée, ici Enea Scala et Maria Agresta. Le premier propose un Jason qui pourrait gagner encore en présence et en incarnation, les rouages du jeu ne s’effaçant pas totalement (mais peut-être est-ce simplement dû au fait qu’il s’agissait là de la Première, et d’une prise de rôle de sa part). Vocalement, le ténor demeure fidèle à lui-même, avec un vibrato qui sert le côté instable et fluctuant du personnage antihéroïque qu’est Jason. Loin d’être un père particulièrement aimant, il utilise finalement lui aussi ses enfants, livrés à eux-mêmes, allant jusqu’à fumer sur scène. Bien sûr, Maria Agresta est très attendue dans le rôle-titre, et reçoit un vrai triomphe – justifié – au moment des saluts. Loin d’une folle furieuse, elle amène sur scène une Médée particulièrement accessible et proche de nous, la rendant d’autant plus effrayante. Portant le charisme du personnage, accentué par le tailleur chic de son costume, elle ramène le tragique mythique à taille humaine, sans pour autant perdre de la grandeur initiale. Le naturel de son jeu donne l’impression qu’il n’y a d’ailleurs aucune théâtralité, rappelant l’horrible banalité des infanticides aujourd’hui, rejoignant ainsi les chiffres évoqués dans les textes projetés : finalement, les parents filicides ne se remarquent pas, et leur monstruosité demeure invisible, pouvant se cacher au plus près de nous. Vocalement, la projection est claire, solide, et la voix suit les hauts et les bas de la partitions, descendant dans les graves qui sortent du fond des tripes. Elle parvient à irradier d’un cran encore lors de la scène finale, dans un costume à la croisé entre celui de l’Antiquité vu plus tôt et celui de la modernité qu’elle vient de quitter. Les deux femmes n’en sont plus qu’une, toujours avec ce double sombre, et c’est une Médée pleinement accomplie et atemporelle qui s’envole dans les airs.


Maria Agresta (Médée) et Enea Scala (Jason) © Javier del Real | Teatro Real

Cette nouvelle production ouvre ainsi de façon grandiose la saison 2023-2024 du Teatro Real. La réussite est pleine et entière ; on ne peut que saluer cette vision actuelle et actualisée du mythe et de l’œuvre, qui sans la dénaturer rappelle à notre mémoire les grands oubliés de la tragédie : les enfants, (au) cœur de tout ce drame, à la fois victimes, moyen de pression ou d’échange, mais aussi – enfin – personnages à part entière que Médée tue et tue encore au fil des siècles, des œuvres et des représentations, comme dans cette scène où ils ne cessent de se relever en riant après chaque coup fatal rejoué en épuisant leur mère. Rarement la complexité du personnage a été rendue avec autant de simplicité tout en la respectant, et nous ne pouvons qu'applaudir en joignant nos "bravi" à ceux du public conquis.

Elodie Martinez
(Madrid, le 19 septembre 2023)

Médée de Luigi Cherubini au Teatro Real de Madrid jusqu'au 4 octobre.
Autre distribution en alternance : Francesco Demuro (Jason), Saioa Hernández et Maria Pia Piscitelli (Médée), Silvia Tro Santafé (Néris), Michael Mofidian (Créon) et Marina Monzó (Dircé).

 

* traduction de la note d’attention
** discipline sportive acrobatique consistant à franchir des obstacles par des mouvements rapides et agiles

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