Rencontre avec Christof Loy : « L’opéra est une bonne école de l’introspection »

Xl_guercoeur_repet_scene4717web © Klara Beck

Le metteur en scène Christof Loy revient à l’Opéra national du Rhin avec Guercœur, joyau d’Albéric Magnard qui n’avait pas été représenté en France depuis sa création posthume en 1931 à l’Opéra de Paris. Dans un Ciel de déesses allégoriques et laïques (Vérité, Beauté, Bonté, Souffrance), le personnage éponyme – interprété à Strasbourg et à Mulhouse par Stéphane Degout – repense à son existence passée et insiste pour retourner sur la Terre (acte I), que les deux ans écoulés depuis sa mort ont transformée pour le pire (acte II). À son retour dans les hauteurs célestes, il est temps de faire le point sur ce qui n’a pas tourné rond (acte III). Christof Loy nous parle de son travail sur cette œuvre inclassable et plus généralement de ses appétences artistiques. 

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Votre travail sur les œuvres commence toujours par l’écoute active d’enregistrements. La musique, dont vous vous imprégnez, vous permet-elle d’entendre l’espace, de voir le son ?

« C’est là que la musique me permet de comprendre le voyage émotionnel décrit par un compositeur, sa façon d’entrer dans les personnages. Les opéras réussis le sont aussi par la capacité d’un compositeur à faire une bonne analyse psychologique. »

Christof Loy : Je dirais que la musique est un premier pas. Je me concentre ensuite sur le livret, ce qui me permet d’oublier la musique, de créer à partir des mots, et de me demander ce que je ferais avec eux si j’étais compositeur. Après cette phase où je m’oblige à ne pas trop plonger dans la musique, je la réécoute pour me rendre compte de ce que le compositeur a réellement fait du texte.

C’est là que la musique me permet de comprendre le voyage émotionnel décrit par un compositeur, sa façon d’entrer dans les personnages. Les opéras réussis le sont aussi par la capacité d’un compositeur à faire une bonne analyse psychologique. Il ne faut pas non plus laisser toute la responsabilité à la musique, pour éviter de s’oublier dans l’irrationalité. J’essaie au contraire de l’écouter pour anticiper mes décisions esthétiques, pour évaluer où l’ajout d’informations visuelles à l’action sera nécessaire, en gardant à l’esprit que la musique même ou le mot chanté peut déjà être un signal suffisant.

Comment vous y êtes-vous pris avec Guercœur ?

« Dans les publicités, dans beaucoup de films, les plans changent chaque seconde. L’opéra est une bonne école de l’introspection, pour moi, pour les artistes, pour le public. »

Je suis assez content d’avoir derrière moi des expériences wagnériennes car le travail y est un peu similaire, notamment sur les transitions scéniques, où il faut réussir à animer l’espace, le temps de quelques mesures ou d’interludes orchestraux plus longs.

Guercœur est un cosmos vraiment à part. Aux premier et troisième actes, Magnard semble ralentir encore plus la relation au temps et à l’action réaliste que Wagner dans Parsifal. On parle de Wagner, mais ce procédé existait déjà dans les opéra de Haendel. Les douze minutes d’ « Ah! mio cor! » dans Alcina pourraient en effet durer quelques secondes dans la vraie vie. Ce ralentissement extrême donne la possibilité de réfléchir, d’ouvrir un espace, des propositions encore plus nécessaire à notre époque qui veut toujours aller vite. Dans les publicités, dans beaucoup de films, les plans changent chaque seconde. L’opéra est une bonne école de l’introspection, pour moi, pour les artistes, pour le public. Et il me paraît avisé de mettre parfois un frein au rythme effréné auquel nous sommes soumis au quotidien.

Quelle est la place de Guercœur entre les deux mondes, céleste et terrestre ?

Guercœur souhaite quitter le Ciel pour agir dans le vrai monde, et même le changer. En répétition, je l’ai souvent comparé à Prométhée, qui se sent presque dieu devant la faiblesse des humains. Je crois d’ailleurs aussi que Vérité le veut auprès d’elle car elle le considère comme un demi-dieu. Une certaine mégalomanie peut être perçue chez Guercœur dans son incapacité à se rendre compte des limites humaines. Et c’est aussi remarquable dans le sens où trop nombreux sont ceux qui se mettent des limites trop bas, veulent une vie tranquille, sans s’exposer comme lui le fait constamment. Il a toujours besoin d’être actif. De telles personnes sont indispensables pour que la Terre continue de tourner.

Guercœur révèle-t-il selon vous la personnalité d'Albéric Magnard ?

« (...) je crois que Magnard se retrouvait dans le portrait de Guercœur. Il a même sans doute écrit cette œuvre pour mieux se connaître lui-même. »

Je suis toujours un peu hésitant à affirmer qu’un protagoniste reflète son compositeur, car on ne pourra jamais connaître tous les aspects de la vie si riche des artistes. Cependant, je crois que Magnard se retrouvait dans le portrait de Guercœur. Il a même sans doute écrit cette œuvre pour mieux se connaître lui-même.

Guercœur ne trouve sa place nulle part, et les déesses lui chantent à la fin une berceuse, grâce à laquelle il pourrait peut-être enfin se reposer. C’est probablement l’utopie que Magnard avait pour lui-même. Lui qui était absolument inquiet, très nerveux, toujours contre tout, lui qui refusait le conformisme, il avait sûrement besoin de penser à ce moment où il pourrait tout oublier.

Le paradis de Guercœur est-il un idéal atteignable ?

Dans le royaume de Vérité, tout semble inconscient, rien ne semble agir. Quand le chœur invisible chante au début dans le Ciel, « Le temps n’est plus, l’espace n’est plus », il est déjà clair que ce Ciel a aussi ses défauts. Cet idéal est presque irréalisable pour les déesses du Ciel. Et en cela, il y a peu de différence entre le Ciel et la Terre. Les tourments des âmes dans le Ciel sont les mêmes que sur la Terre, mais comme gommées, comme derrière un nuage. L’expérience de la souffrance existe encore dans le Ciel, mais sur la Terre, tout est beaucoup plus cru, cruel et barbare. Pour moi, le Ciel des déesses est plus un purgatoire – dans le sens de Dante – qu’un paradis. Et la Terre, c’est l’enfer. La musique de ces deux univers impose aussi une certaine atmosphère de lumière, qui, quand elle est juste, fait mieux entendre les mots, en particulier dans le Ciel. Sur la Terre, il faut être presque moins « sensible » : ce sont des faits qu’il faut montrer, moins « protégés » par l’obscurité.

Guercoeur à l'Opéra national du Rhin (répétitions)
Guercœur à l'Opéra national du Rhin (répétitions) (c) Klara Beck

Dans Guercœur, une dictature est en train de s'instaurer sur Terre au moment où le personnage revient parmi le svivants. Diriez-vous que le « purgatoire » du Ciel est une autre forme de régime autoritaire ?

Les déesses tentent de réaliser une démocratie, une expérimentation que Magnard confie aux femmes. Cette forme de gestion d’État et de vie sociale est déjà plus réussie que sur Terre, mais même Vérité avoue que l’objectif est loin d’être atteint. Après l’expérience terrible de Guercœur sur Terre, le troisième acte représente une utopie. Le peuple n’a pas gagné l’intelligence pour vivre en liberté. On en revient aux théories de Marx : quand une démocratie n’a pas fonctionné, la liberté du peuple dépend aussi de la responsabilité collective. La liberté est seulement le début de quelque chose, pas une fin en soi. Cela a souvent été le cas dans l’Histoire, jusqu’à aujourd’hui, où aucun pays ne semble avoir trouvé un système qui fonctionne vraiment bien. En tant qu’artiste, je ne peux que constater, je ne fais pas de politique. Je peux raconter ou re-raconter les histoires que je vois. L’acte III ne propose pas de solutions sur ce qui est réalisable ou non. Il défend l’utopie que les êtres humains sont aussi capables d’apprendre.

Votre esthétique, généralement minimaliste, met souvent en avant une évolution psychologique des personnages avec une transformation naissante du décor. L’opéra est-il pour vous un art de la finitude, une porte ouverte vers la renaissance ?

J’aime revenir à lOrfeo de Monteverdi, rappeler que le genre lyrique a été créé pour raconter une histoire, et que la musique en accentue l’universalité. La première de l’Orfeo à Mantoue a probablement été une mise en espace dans l’architecture du Palais ducal.

« le genre lyrique a été créé pour raconter une histoire, et (...) la musique en accentue l’universalité »

J’aime débuter avec une scène nue, comme le faisait Peter Brook, pour me demander ensuite quels éléments de décor sont vraiment nécessaires à la narration. Le cadre historique précis me semble peu important, donc je me situe souvent dans un contexte indéterminé entre le XXe siècle et le début du XXIe, pour me concentrer surtout sur les voyages psychologiques. Shakespeare n’écrivait pas de drame ancré dans son époque ; il parlait de l’actualité à travers le voile du passé. Le passé m’intéresse lorsqu’il est lié à un futur. C’est ce qui m’attire de plus en plus vers les œuvres de la première moitié du XXe siècle, période charnière dont l’Europe hérite aujourd’hui des idées et des évolutions sociétales. Le cycle que j’ai initié en ce sens à la Deutsche Oper Berlin – Le Miracle d’Héliane de Korngold, Le Chercheur de trésors de Schreker (NDLR, vu à Strasbourg en 2023) et Francesca da Rimini de Zandonai –, se poursuit d’ailleurs la saison prochaine avec La Flamme de Respighi.

Vous signez depuis 2019 les chorégraphies de vos spectacles. Cela vous manquait-il jusqu’à présent pour exprimer pleinement votre vision de metteur en scène ?

« J’aime imaginer la mise en scène plus largement qu’un ensemble d’indications données à des acteurs et chanteurs. »

J’ai découvert que les émotions pouvaient être mieux exprimées par les interprètes si l’espace autour d’eux était clairement défini. La chorégraphie commence avec la juste distance entre deux personnes et la vitesse à laquelle elle se réduit ou s’agrandit. J’ai toujours aimé mélanger les disciplines dans mes productions. C’est un apprentissage collectif : les danseurs s’intègrent mieux au fil narratif, les chanteurs deviennent plus souples en regardant les danseurs. J’aime que tout soit en mouvement. Avec quelques danseurs, j’ai aussi créé plusieurs spectacles où la matière n’était que la danse, comme Orfeo ed Euridice de Gluck à Salzbourg. Je commence aussi à participer à la création de décors. J’aime imaginer la mise en scène plus largement qu’un ensemble d’indications données à des acteurs et chanteurs. Je peux ainsi continuer à faire évoluer mon travail après des années à recevoir les enseignements d’autres métiers.

Quels sont vos projets, en plus de La Flamme à Berlin, de Werther à Milan et au Théâtre des Champs-Élysées, d’Eugène Onéguine à Madrid et du Triptyque à l’Opéra national de Paris, déjà annoncés ?

Ma soif de découverte m’a poussé à m’engager ces prochaines années dans le répertoire de la zarzuela. Je veux montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’opérette, qu’il existe aussi des zarzuelas baroques. Parmi ces œuvres magnifiques, j’ai sélectionné une vingtaine de titres, mais je suis déjà engagé en 2026 au Teatro de la Zarzuela à Madrid – et c’est un honneur d’être sûrement le premier Allemand à travailler là-bas –, mais aussi hors Espagne, en langue originale, notamment au Theater Basel et au Theater an der Wien. Je me sens un peu paladin de ce genre méconnu, qui a même parfois mauvaise réputation chez ceux qui le connaissent !

Propos recueillis par Thibault Vicq le 22 avril 2024

Guercœur, d’Albéric Magnard, à l’Opéra national du Rhin :
- à Strasbourg du 28 avril au 7 mai 2024
- à La Filature (Mulhouse) les 26 et 28 mai 2024

Werther, de Jules Massenet :
- au Teatro alla Scala (Milan) du 10 juin au 2 juillet 2024
- au Théâtre des Champs-
Élysées (Paris 8e) du 22 mars au 6 avril 2025

La Flamme (La fiamma) d’Ottorino Respighi, à la Deutsche Oper Berlin, du 29 septembre au 18 octobre 2024

Eugène Onéguine, de Piotr Illitch Tchaïkovski, au Teatro Real (Madrid) du 22 janvier au 18 février 2025

Le Triptyque (Il trittico / Gianni Schicchi, Il tabarro, Suor Angelica) de Giacomo Puccini,  à l’Opéra national de Paris (Opéra Bastille) du 29 avril au 25 mai 2025

Rusalka, d'Antonín Dvořák, au Gran Teatre del Liceu (Barcelone) du 22 juin au 7 juillet 2025

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