Mirella Freni a 80 ans

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Elle est née à Modène le 27 février 1935, quelques mois avant un garçon qui voit le jour, lui, le 12 octobre 1935, à quelques rues de chez elle. Les deux mères travaillent dans la même fabrique de cigarettes et mettent donc leurs bébés chez la même nourrice : elle, c’est Mirella, lui, c’est Luciano. Les deux bambins jouent ensemble, se battent, se réconcilient, font des bêtises, chantent à tue-tête – et s’adorent : ils ne savent pas encore qu’ils ne se quitteront plus guère, en tout cas se retrouveront souvent, devenus adultes, sur les scènes du monde entier. Car le frère de lait de la petite Mirella Freni s’appelle en effet… Luciano Pavarotti !
Je me souviens d’une conversation avec Mirella, une après-midi à la Scala en attendant une classe de maître qu’elle devait y donner : Pavarotti était mort quelques mois avant et elle évoquait leurs souvenirs communs, leur complicité, leurs fous rires, avec des larmes dans les yeux. Elle se souvient très bien de son enfance à Modène, d’autant mieux qu’elle y habite toujours, dans une grande maison simple, pleine de souvenirs, une maison qui lui ressemble. Mais donc, à 10 ans, coachée par ses parents musiciens, elle chante pour une réunion de famille et d’amis le grand air de La Traviata, « Sempre libera ». Le pianiste qui l’accompagne n’a qu’un an de plus qu’elle, il s’appelle Leone Maggiera, il sera son premier mari !
Tout est donc tracé. D’autant que, deux ans plus tard, la petite Mirella se présente à un radio-crochet où elle ose l’air de Madame Butterfly, « Un bel di », et remporte le premier Prix. Un chanteur vedette est dans la salle, Beniamino Gigli : il est ébloui… et conseille à la jeune Mirella de cesser de chanter quelque temps pour permettre la maturation de sa voix.

A 15 ans, elle intègre de Conservatoire de Bologne et, deux mois avant ses 20 ans, elle fait ses débuts au Teatro Comunale de Modène en Micaela de Carmen. Elle épouse alors son cher Leone, fait un enfant, puis reprend sa carrière à 23 ans en gagnant un concours de chant qui la fait engager par le Teatro Regio de Turin pour Mimi de La Bohème : Giuseppe di Stefano l’entend et, comme Gigli quelques années plus tôt, est ébloui, parle d’elle – et la voici invitée dans tous les théâtres italiens, Bologne, Trieste, Gênes, Naples, Rome.
Les rôles s’accumulent alors, Adina de L’Elixir d’amour, Nanetta de Falstaff pour ses débuts à Covent Garden sous la direction de Carlo Maria Giulini et à nouveau Mimi pour ses débuts à la Scala sous la direction de Karajan qui en fera une de ses cantatrices favorites. En 1965, ce sont ses débuts au Met de New York, avec Mimi encore puis Liù de Turandot, Marguerite de Faust, Juliette de Roméo et Juliette, de beaux rôles qui continuent de faire rayonner son beau soprano lyrique.
Ensuite, c’est la grande carrière internationale qui la requiert, les rôles qui s’accumulent, les voyages dans tous les théâtres, les disques aussi où elle retrouve son cher Luciano, les films sous la direction de Jean-Pierre Ponnelle (dont une émouvante Madame Butterfly). À la fin des années 70, elle aborde des rôles verdiens plus lourds, Elisabetta de Don Carlo (j’ai souvenir encore de son « Tu che la vanita » à la Scala en 1978 sous la direction de Claudio Abbado, un de ces moments où une salle toute entière ne respire plus), Amelia de Simon Boccanegra dans cette fameuse mise en scène de Strehler qui sera un des joyaux de l’époque, Elvira d’Ernani, Leonora de La Force du Destin et même Aïda ! Elle élargit aussi son répertoire puccinien à Manon Lescaut et Tosca, puis, dans les années 90, elle ose Adrienne Lecouvreur de Cilea à Paris puis à Milan et New York ; elle s’aventure aussi avec bonheur dans le répertoire de Tchaïkovski avec Tatiana d’Eugène Onéguine, Lisa de La Dame de pique et La Pucelle d’Orléans qu’elle chante pour ses adieux le 11 avril 2005, à l’âge de 70 ans.

Mais cette liste impressionnante ne dit pas l’essentiel, cette magnifique adéquation à chacun de ses rôles, ce frémissement vocal avec lequel elle a su habiter chaque personnage, cette image, récurrente à l’opéra, de jeune femme sacrifiée qu’elle a su incarner avec une sensibilité qui se voyait et s’entendait. Et cette richesse d’univers lui permettait de dessiner aussi une Susanna des Noces de Figaro à la fois pétillante dans les premiers actes et discrètement transfigurée au dernier, dans cet air, « Deh vieni, non tardar », qu’elle chantait sous la direction de Georg Solti avec une subtilité particulière, faisant sentir cette montée du désir de la jeune femme porté par la nuit, dans la mise en scène superlative de Giorgio Strehler qui devait illuminer les débuts de Rolf Liebermann à l’Opéra de Paris. Ou encore cette déchirante Marguerite de Faust mise en scène par Jorge Lavelli et dirigée par Michel Plasson à la même époque, avec ce finale où elle apparaissait dans sa camisole de force blanche, ange perdu prêt à décoller de la terre vers le ciel dans une ultime marelle avec la grâce de l’enfance retrouvée dans la folie. Mais sa Mimi à l’intensité poignante, sa Butterfly à tirer les larmes, tous ces rôles qu’elle a marqués avec ce mélange d’impudeur et de dépouillement pour aller jusqu’à la nervure du chant, jusqu’à l’os constituent des souvenirs inoubliables.

Et dans la vie, Mirella continuait – et continue – d’être une femme d’une simplicité qui correspond exactement à sa franchise scénique, ouverte encore aujourd’hui à toutes les entreprises pour faire partager sa passion, sa technique, son expérience. Dispensant classes de maître et rencontres, elle aide les jeunes chanteurs en leur communiquant une flamme qui se reflète sur leurs visages lorsqu’ils l’écoutent. La seule ombre sur son visage à elle, c’est quand, dans sa maison de Modène toute tapissée de photos de son cher Nicolaï, elle se remémore les années de bonheur vécues avec la grande basse qu’elle avait épousé en 1981, ce Nicolaï Ghiaurov avec lequel elle a tant de fois partagé la scène ou le disque, et qui s’en est allé en 2004, lui laissant encore aujourd’hui les yeux pluvieux. Il fallait les voir, se tenant par la main avec une tendresse radieuse, Marguerite et Méphisto, se regardant avec des bouffées adolescentes dans le regard : il y avait entre eux quelque chose d’un accord parfait qui était leur vie. Je ne connais personne qui ait entendu Mirella Freni et ne l’ait pas aimée, personne qui n’ait été ému par ce timbre, par ce style, par  cette vérité : c’est une artiste universelle. A 80 ans cette année, et grâce au disque et à quelques DVD, on a le sentiment qu’elle est éternelle.

Alain Duault

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