Nadine Sierra à la tête d'une distribution exceptionnelle dans Lucia di Lammermoor à la Royal Opera House

Xl__edgardo__xabier_anduaga__lucia__nadine_sierra_roh_lucia_di_lammermoor___camilla_greenwell_2024_1144-1 © Camilla Greenwell

Basée sur La fiancée de Lammermoor, le roman historique de Sir Walter Scott, l’opéra Lucia di Lammermoor de Donizetti (1835), d’après un livret de Salvadore Cammarano, se déroule en Écosse. Les familles Ashton et Ravenswood se détestent depuis longtemps, la première possédant désormais le domaine qui appartenait à la seconde. Les Ashton connaissent des temps difficiles, ce qui a conduit Enrico, le maître de Lammermoor, à insister pour que sa sœur Lucia épouse le riche Arturo Bucklaw afin de restaurer la fortune familiale.

Cependant, Lucia est secrètement amoureuse d'Edgardo, de la famille Ravenswood, et Enrico est horrifié quand il découvre qu'elle aime « l'ennemi ». Il ourdit alors un stratagème basé sur de fausses preuves pour faire croire qu'Edgardo en aime une autre, ce qui conduit Lucia à accepter à contrecœur un mariage avec Arturo. Mis devant le fait accompli, Edgardo accuse sa maitresse d’avoir bafoué leurs promesses. La raison de Lucia chavire, qui assassine Arturo lors de leur nuit de noces, avant de tomber morte. Lorsqu’il apprend le geste fatal de sa maitresse, Edgardo se suicide afin de la rejoindre au ciel.


Lucia de Lammermoor (c) 2024 ROH ph. Camilla Greenwell

La mise en scène de Katie Mitchell pour la Royal Opera House, étrennée en 2016 (en coproduction avec le Greek National Opera) ne respecte pas le cadre du XVIIIe siècle de l'histoire originale, qui se déroule à l'époque de l'Acte d'Union en 1707. De fait, les décors de Vicki Mortimer trouvent manifestement leur inspiration dans plusieurs époques, bien qu'ils fassent souvent écho à la période où Scott a écrit son roman en 1819. Katie Mitchell ajoute quelques détails supplémentaires, de sorte qu’on comprenne dès les premières secondes de l’acte II que les événements du premier acte (au cours duquel Edgardo et Lucia ont échangé des vœux et ont conclu leur propre union devant Dieu) ont conduit à la grossesse de Lucia.

Pour chaque scène, deux décors se côtoient. L’un sert de cadre à l'action centrale et l'autre révèle des événements se déroulant ailleurs simultanément – et qui, dans d'autres mises en scène, n'auraient pas été visibles du tout. Lors de la première présentation de la production, l'activité dans la « zone secondaire » était souvent trop prééminente, au risque de nous distraire du cœur de l’action. Elle atténuait la portée de plusieurs événements se déroulant normalement en dehors de la scène en nous les expliquant, gâchant ainsi l'impact émotionnel de certaines scènes en détournant notre attention de l'épisode qui compte vraiment.

Plusieurs révisions, principalement axées sur l'atténuation de ces « actions secondaires », ont été apportées lors de la première reprise en 2017, et la production, retravaillée cette fois par Robin Tebbutt, est maintenant bien installée. Elle présente des aspects tantôt plus forts, tantôt plus faibles, laissant entendre que des efforts significatifs ont dû être déployés pour que la mise en scène fonctionne dorénavant efficacement, à défaut d’une conception optimale dès le départ. Pour autant, il y a suffisamment d’aspects positifs pour accepter les quelques points négatifs. Par exemple, la répartition de l'action entre deux scènes réduit l'espace dans lequel se déroule l'action principale, ce qui conduit le chœur à rester pratiquement immobile pendant toute la scène de la signature du contrat de mariage à l'Acte II, faute d’avoir suffisamment de place pour bouger. En revanche, l'acte I bénéficie du fait qu'Enrico, puis Lucia et Edgardo évoluent dans un espace plus restreint à occuper visuellement, ce qui renforce l’effet de leurs proclamations respectives.

Le « Sulla tomba che rinserra » de l'Acte I est un exemple des adaptations apportées après la création de la production. À l'origine, Lucia et Edgardo se déshabillaient, suivi d’un acte sexuel – bien que l'acte soit esquissé très chastement. La difficulté résidait dans le fait qu’une action claire pour interpréter la scène obérait l’expression des émotions naturelles des deux personnages. Maintenant, le couple reste debout tout au long du duo. Cependant, il ne suffit pas toujours d'une certaine retenue pour garantir le succès. Katie Mitchell fait fréquemment apparaître sur scène deux fantômes, celui de la fille que l'ancêtre d'Edgardo a assassinée et celui de la mère de Lucia, récemment décédée. Cependant, lorsque les mots, les notes et les émotions de Lucia révèlent les fantômes qu'elle ressent autour d'elle, est-il réellement utile de nous les présenter ? Et bien qu'ils se déplacent lentement et silencieusement, ils peuvent aussi distraire le spectateur de l’action. À de nombreux moments clés du climax ou de la révélation, notre attention est ainsi détournée de la musique, pourtant conçue pour souligner l’émotion de ces instants. Par exemple, placer le fantôme de la jeune fille entre Lucia et Edgardo à la fin de leur scène de l'Acte I a un sens symbolique, car il révèle les obstacles à leur amour, mais dramatiquement, il détruit l'alchimie qui existe au sein du couple à cet instant.

Dans le même esprit, malgré la performance époustouflante de Nadine Sierra dans le rôle-titre, l'impact de la « scène de la folie » est sensiblement atténué par le fait qu'on nous incite à la regarder, elle, mais aussi Edgardo, le fantôme de la jeune fille et le fantôme de sa mère, alors qu'on ne voudrait rien faire d’autre que de se focaliser sur Lucia. Nadine Sierra est contrainte d'interagir avec ces trois personnages pendant qu'elle chante, ce qui pose un léger frein émotionnel au ressenti de la scène. Si elle pouvait ne se concentrer que sur les mots, le sentiment de perte et de désespoir qui la fait sombrer dans la folie n’en serait que plus accablant encore qu’il ne l’est déjà.


(Enrico Ashton) Artur Ruciński (Lucia) Nadine Sierra (Alisa) Rachael Lloyd - ROH Lucia di Lammermoor © Camilla Greenwell 2024

Cependant, cette reprise, plus que toute autre, nous permet de nous concentrer sur certains détails de la mise en scène et d'en apprécier l'intelligence. Ici, l'acte I se déroule dans la crypte de Ravenswood (à l'origine), et tandis que nous assistons au déroulement de l'action principale, nous voyons également ce qui se passe simultanément dans le placard de Lucia au château de Lammermoor. Nous la voyons, ainsi que sa compagne Alisa (splendide Rachael Lloyd), se déguiser en homme pour son rendez-vous secret avec Edgardo, et plus tard Enrico envahir la pièce et découvrir les lettres d'Edgardo. Lorsque Lucia et Edgardo se rencontrent, Alisa retourne dans le placard pour découvrir qu'il a été saccagé, ce qui explique pourquoi elle est ensuite si désireuse que Lucia quitte Edgardo, car elle sait qu'ils ont été « démasqués ». Plus tard, la division de la scène se révèle de nouveau pertinente. Le début de l'Acte II est l'occasion de présenter deux espaces qui seraient naturellement adjacents, la chambre à coucher et la salle de bain de Lucia. Le double espace permet de percevoir comment Lucia doit faire face à des nausées matinales à ce moment-là, mais aussi comment Enrico, en entrant dans sa salle de bain, envahit son espace le plus privé alors qu’il entend s’assurer qu'elle épouse Arturo.

Nadine Sierra est éblouissante dans le rôle-titre. Son soprano révèle une infinie combinaison de richesses et une sensibilité qui rendent sa colorature particulièrement touchante. L'esprit de Lucia s'exprime de façon limpide, rendant son personnage extrêmement crédible et sa descente dans la folie aussi fascinante que troublante. Dans le rôle d'Edgardo, Xabier Anduaga déploie un ténor expansif et sonnant, alors que son interprétation du « Tombe degli avi miei » de l'Acte III est tout à fait remarquable. Dans le rôle d'Enrico, Artur Ruciński offre un baryton plein et nuancé, tandis qu'Insung Sim dans le rôle du chapelain calviniste Raimondo, Andrés Presno dans le rôle d'Arturo et Michael Gibson dans celui de Normanno, l'ami d'Enrico, sont d’excellents comprimari. La direction d'orchestre de Giacomo Sagripanti se concentre sur les effets qui doivent être mis en valeur dans chaque scène. De même, le ton général n'est pas tout à fait cohérent tout au long de la soirée, mais les sentiments qu'il génère chez l'auditeur sont indéniables.

À noter que Liv Redpath interprétera Lucia et Ioan Hotea chantera Edgardo lors de plusieurs représentations, tandis que la matinée du 18 mai sera dirigée par Richard Hetherington.

traduction libre de la chronique de Sam Smith
Londres, 22 avril 2024

Lucia di Lammermoor | du 19 avril au 18 mai 2024 | Royal Opera House, Covent Garden

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