Fin de partie de Kurtag : happy end au Palais Garnier

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György Kurtag est une légende vivante de l’histoire de la musique. Qui aurait crû qu’à 92 ans, le compositeur hongrois (issu de la glorieuse génération des Boulez, Stockhausen, Berio, Ligeti…) réussisse en 2018 un chef d'œuvre de l’opéra ? Quatre ans après sa première à La Scala de Milan, Fin de Partie trouvait sa première française. Un événement d’autant plus important que Kurtag a longtemps vécu en France et que l’opéra est chanté en français d’après la pièce originelle de Samuel Beckett.

Fin de Partie, Palais Garnier (c) Sébastien Mathé

Fin de partie respecte fidèlement le texte écrit en 1957 par le dramaturge irlandais. Quatre personnages : Hamm en fauteuil roulant, Clov qui lui sert d’infirmier et les deux parents de Hamm qui vivent dans des poubelles.  Ici, la parole est reine ; on se retrouve en plein théâtre de l’absurde. Un fort sentiment testamentaire plane sur cet opéra, écrit rappelons-le, par un nonagénaire. Et c’est précisément parce que Kurtag est en adéquation avec la profondeur métaphysique de la pièce que Fin de partie saisit, provoque et émeut.

L’équilibre voix/orchestre est prodigieux. Utilisant un parlé-chanté, Kurtag se tient au plus près des mots, on songe immédiatement à Pelléas et Mélisande de Debussy avec cette prosodie qui parvient avec une sensibilité extrême à faire entendre l’ensemble des émotions permises par la parole : rires, aveux, plaisanteries, cris… Bien sûr, ceux et celles qui attendent du grand spectacle à l’opéra en seront pour leurs frais: il ne se passe grand-chose dans le livret, et Fin de partie n’a rien d’un blockbuster lyrique. L’orchestre (admirablement dirigé par Markus Stenz) est utilisé de façon extrêmement parcimonieuse et le tissu symphonique est troué de silences. Mais Kurtag réussit à créer une partie instrumentale à la fois intégrée aux voix (la fosse prolonge et aide ce que disent les chanteurs) tout en étant parfaitement indépendante. Ce rapport organique entre la voix et l’orchestre, perpétuellement renouvelé, est peut-être ce qui explique pourquoi on reste intensément accroché à ces longs duos ou monologues qui dans d’autres mains pourraient paraître fastidieux. L’humour ravageur de Beckett est également bien présent dans l’opéra, Kurtag n’hésitant pas à tirer notamment les duos entre Nagg et Nell vers l’opérette. Avec des moyens modernes, Kurtag semble ici réaliser l’opéra (drôle et dépressif) que Debussy n’a pas réussi à faire après Pelléas d’après les romans d’Edgar Pöe.

Fin de Partie, Palais Garnier (c) Sébastien Mathé

Le spectacle du Palais Garnier reprend les artistes de la création à La Scala. Annoncé souffrant, Frode Olsen est l’incontestable héros de la soirée. La basse norvégienne réussit un impayable personnage de Hamm, à la fois cruel et déchirant. Moins à l’aise dans le français, Leigh Melrose brosse un Clov explosif et sensible. Dans les rôles de Nagg et Nell, Leonardo Cortellazzi et Hilary Summers sont irrésistibles et d’une délicieuse humanité. D’une grande sobriété, la mise en scène de Pierre Audi réussit à diriger admirablement les gestes des chanteurs. Dans un décor de Christof Hetzer magnifiquement éclairé par Urs Schönebaum, la soirée s’écoute avec fluidité à l’exception de trop longs changements de plateaux (permettant à tous les réfractaires de cet opéra de la parole de quitter la salle !). Il ne manque qu’un soupçon d’émotion pour transcender cet ouvrage qui reste d’un accès difficile.

Fin de partie, un opéra qui signe la fin d’un certain vingtième siècle musical ?  Certes, on y parle de la mort de Dieu, on y discute de l’incommunicabilité et du vide de l’existence, on n’envisage pas (encore) le retour du flux wagnérien ni des pyrotechnies de l’opéra bel-canto, mais Kurtag nous fait goûter chaque mot avec une évidence qui laisse pantois. C’est un opéra qui n’en finit plus de finir, jusqu’à un magnifique postlude instrumental. Beau happy end au Palais Garnier.

Laurent Vilarem
Paris, 30 avril 2022

Fin de Partie au Palais Ganier, du 28 avril au 19 mai 2022

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