Le point de vue d’Alain Duault : À l’Opéra de Paris, Lohengrin, chevalier aux signes

Xl_lohengrin-opera-de-paris-2023-alain-duault © Charles Duprat

Opéra romantique dans ce qu’il a de plus exaltant, Lohengrin se situe dans la filiation des opéras de Weber, donnant une large place aux grandes périodes de chant, à la plastique du chant, commençant à déployer le tissu orchestral et l’assomption d’un espace où va peu à peu se développer la couleur symphonique propre à Wagner, sa signature sonore si reconnaissable. Le Prélude, avec cette dynamique presque immobile, cet étirement envoûtant du son, en donne d’emblée le climat, ce mélange de recueillement et de contemplation, l’orchestre se devant d’y être d’une transparence absolue tout en déployant un moelleux des sonorités, une sorte de chaleureuse tendresse : car Lohengrin est un opéra de chef. L’Opéra de Paris n’a pas eu de chance avec la démission de Gustavo Dudamel qui devait diriger ce Lohengrin. On aurait pu rêver que la grande cheffe française Nathalie Stutzmann, si exaltante cet été à Bayreuth où elle dirigeait Tannhäuser, prenne le relais, mais c’est l’Anglais Alexander Soddy qui a été choisi. Il possède un métier évident, il connait l’Orchestre de l’Opéra qu’il a dirigé cette année dans Peter Grimes, il sait mettre les choses en place, donner les impulsions, tenir l’ensemble scrupuleusement – mais il n’est pas exaltant. Alors que pour répondre à la mise en scène de Kirill Serebrennikov, il faudrait une baguette à la fois sombre et flamboyante, violente et apaisée, allant fouailler jusqu’à l’os les sonorités de cet orchestre toujours somptueux pour lui faire avouer les brûlures intérieures que Serebrennikov montre.

Car dès ce Prélude, on est plongé dans un univers propre au metteur en scène et réalisateur russe : c’est un film en noir et blanc qui déploie les premières images. On y voit un jeune homme, la main d’une jeune fille qui l’accompagne, la nature, un lac, comme des images de souvenirs plus ou moins flous. Comme des images qui reviennent sans pouvoir avérer un sens. Comme des images qui cherchent un récit. On comprendra plus tard de quoi, de qui il s’agit.


Lohengrin, Opéra national de Paris 2023 (c) Charles Duprat

Le premier acte présente les personnages, le héraut d’armes, le roi, Telramund, des soldats, tout un monde masculin convoqué pour juger une femme, Elsa, accusée d’avoir tué son frère. La scène est partagée en pièces dont les parois se déplacent latéralement, avec à cour une sorte de cabinet de toilette où se trouve un miroir : plusieurs des personnages s’y regarderont pour se poser intérieurement la question de leur identité. Et alors que les hommes s’affairent à tirer au clair l’accusation terrible portée par Telramund, une jeune femme, Elsa, parait comme un oiseau blanc à la chevelure immense. Elle tourne sur elle-même, elle glisse, elle saute, elle est un tourbillon vélivole – mais soudain elle se défait de son peignoir blanc et elle apparait nue, complètement nue, seulement environnée de son immense chevelure, comme la Vénus de Botticelli. Elle reprend ses tournoiements – mais bientôt une autre Elsa parait, qui fait de même, comme si elle s’était dédoublée. Et en voici une troisième, qui chante. Elsa est donc fracturée, multipliée, comme si un miroir brisé rendait impossible l’unicité de son image. La clé de la représentation est là : Elsa n’est plus elle-même, elle est multiple, éclatée, déboussolée par la mort de ce frère qu’elle accompagnait dans le film du Prélude et dont la disparition, la mort sans doute, l’a rendue folle. Car on est dès le début plongé dans un monde de mort, celui de la guerre, celle de tous ces soldats harnachés pour la guerre. Pour répondre à l’accusation, on décide de s’en remettre au jugement de Dieu en un combat singulier qui dira où est la vérité. Telramund se dit prêt à combattre, Elsa choisit un héros qui se battra pour elle. Mais Elsa est multiple (même si seule l’une des trois parle, chante) : elle explique attendre un chevalier qu’elle a vu en rêve et qui sera son champion. On comprend que c’est son cerveau dévasté par la douleur de la perte qui va susciter ce héros : le voici, c’est un homme, mais Elsa voit un envoyé de Dieu – un fantasme en quelque sorte. L’intelligence de la mise en scène de Serebrennikov est de jouer le jeu d’Elsa : on aurait tout aussi bien pu ne jamais voir ce chevalier, entendre simplement ce qu’Elsa entend en elle, voit en elle, dans le maelström de sa conscience déchirée. Mais il est là, comme vrai. Et bien sûr il triomphe, Telramund est défait, sa femme, Ortrud est en fureur. Elsa, de son propre aveu, « ne trouve pas les mots » pour dire son allégresse : elle est ailleurs.


Lohengrin, Opéra national de Paris 2023 (c) Charles Dupart

Au deuxième acte, on retrouve Elsa mais sur le lit de la clinique psychiatrique où elle vit, veillée par deux infirmières. Pendant ce temps (car la scène est encore une fois divisée latéralement en trois pièces, surplombées d’écrans sur lesquels passent des souvenirs, des images obsessionnelles, d’autres en direct) Ortrud et Telramund complotent contre ce chevalier inconnu, qui refuse de dire son nom et son origine, c’est-à-dire son identité : c’est par l’élucidation de cette question interdite que, pour les comploteurs, on doit pouvoir renverser le jugement qui les bannit. L’utilisation perverse de la folie d’Elsa pour l’amener à résipiscence est magistralement déployée par une direction d’acteurs d’une précision extrême : Ortrud est à la manœuvre, elle est glaçante. Finalement, Elsa doit être recouchée dans son lit par ses deux infirmières. Et le second tableau de ce deuxième acte va tout réunir : la scène, toujours divisée en trois, montre à jardin les soldats vivants, en treillis, prêts au combat, au centre les gueules cassées, les estropiés et ceux que la guerre a rendus fous, à cour les morts, ceux qu’on rapporte du combat dans des sacs mortuaires ou qu’on sort des tiroirs de cette morgue glaçante, où des femmes, arborant les photos de leurs maris, frères, amants, cherchent à conjurer le silence et le deuil impossible. C’est sans doute le sommet de ce spectacle étonnant, assurément dérangeant comme toute œuvre forte, un spectacle sombre, tragique, qui bouleverse jusqu’au malaise – et qui repose la réflexion sur la validité des mises en scène qui sont, comme ici, des remises en cause du sens initial permettant de donner tout son éclat pour aujourd’hui à une œuvre d’hier, afin qu’elle soit vivante.  Malaise donc en cette fin d’acte car, même si Elsa semble sauvée, même si Ortrud et Telramund semblent vaincus, quelque chose de lourd, de fétide, de méphitique, semble écraser toute la scène et jeter une ombre fuligineuse sur la suite.

Le dernier acte, plus statique, moins inventif, se déploie dans un seul espace, une sorte de hangar où les soldats réunis vivent eux aussi, comme les deux héros, au son de la fameuse marche nuptiale, venant se faire tirer une photo-souvenir avant, peut-être, de ne pas revenir. Mais la logique initiale, celle de la folie d’Elsa, parait se perdre, même quand elle profère la question interdite : comme si, justement, elle n’était plus folle. La « cure » avec Ortrud l’aurait-elle libérée ? Ce n’est pas clair et c’est dommage car la « magie », qu’on avait bien compris comme une manifestation de l’esprit ravagé d’Elsa, ne trouve plus rien à quoi s’accrocher : le retour du « cygne » est escamoté, la réapparition du frère d’Elsa, revenu du royaume des morts en sortant d’un sac funéraire, est plate et triviale, même le fameux air, « In fernem Land » dans lequel Lohengrin se dévoile tombe un peu à plat, chanté de surcroit sur un promontoire exigu dont on ne comprend guère ce qu’il fait dans ce hangar. Peut-être le retour au réel est-il plus difficile à vivre – et dont à montrer – que la plongée dans le fantasme…


Lohengrin, Opéra national de Paris 2023 (c) Charles Duprat

Quoi qu’il en soit, en dépit de ces quelques bémols, en dépit aussi a contrario d’une surcharge signifiante parfois épuisante quand on doit regarder en même temps ce qui se déroule dans les espaces de jeu et dans les films qui, en surplomb rajoutent des signes à cette complexité (faisant de Lohengrin une manière de chevalier aux signes plutôt qu’au cygne), ce spectacle est de ceux qui enrichissent la pensée, qui remettent en question les certitudes ou les prétendues « évidences » – et qui peuvent relancer la querelle sur le retour trop simpliste au plan-plan des mises en scène à l’ancienne face à la nécessité de proposer un regard de notre temps sur les œuvres, à condition de ne pas sombrer dans un maniérisme moderniste qui en arrive à se caricaturer lui-même !

La dimension musicale de ce Lohengrin ne manque pas d’atouts non plus, mais recèle aussi quelques bémols. J’ai dit combien la direction d’Alexander Soddy était propre mais sans éclat, et combien l’Orchestre de l’Opéra de Paris était encore une fois somptueux, des bois de rêve, des cuivres goûteux, des cordes soyeuses, tout ce qu’on aime. Mais il faut applaudir au moins aussi fort le Chœur de l’Opéra de Paris : mené par cette magicienne qu’est Ching Lien Wu, il a atteint un niveau d’excellence qui en fait un des plus beaux du monde – et il a maintes fois l’occasion de rayonner dans ce Lohengrin, dans la puissance comme dans la tendresse, dans l’ardeur comme dans la transparence. Quant au plateau vocal, il est plutôt équilibré, au bémol près du Telramund de Wolfgang Koch, timbre vieilli, soutien fluctuant, ligne heurtée. L’Elsa de la sud-africaine Johanni van Oostrum, voix lyrique un peu légère pour l’Opéra Bastille, n’est pas sans charme, avec un timbre velouté, des phrasés souples mais elle pâtit de la proximité avec cet ouragan vocal qu’est l’Ortrud de Nina Stemme, au timbre sombre bien dans l’esprit du spectacle, aux graves renversants, à la projection d’une ardeur presque sensuelle. Quant au Lohengrin de Piotr Beczala, bien connu de toutes les scènes wagnériennes où il en est devenu une sorte de « titulaire », il est toujours bien posé, mettant en valeur son timbre doré, idéal pour ce « Wagner blond », avec de beaux aigus mais il n’emporte pas l’enthousiasme car il lui manque la dimension poétique du rôle : du beau chant mais une incarnation modérée. Tout cela assure une soirée à la fois passionnante pour l’esprit et agréable pour l’oreille, avec des sommets et des vallées : c’est ce qui fait un beau paysage.

Alain Duault
Paris, 23 septembre 2023

Lohengrin, Opéra national de Paris, du 23 septembre au 27 octobre 2023

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