Don Pasquale à Montpellier : il suffira d’un signe…

Xl_don_pasquale_oonm_3___marc_ginot © Marc Ginot

Nous évoquions récemment le projet de l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie de s’ouvrir encore davantage à un public sourd et malentendant (lire notre article), et nous ne reviendrons donc pas sur ce qu’est le chansigne et la LSF, mais nous invitons le lecteur à se reporter à ce que nous écrivions alors. Nous ne boudions pas notre impatience face à cette superbe initiative d’intégrer pleinement non seulement un public qu'il n’est pas évident de voir à l’opéra, mais aussi, plus symboliquement, cette communauté dont on ne soupçonne pas toute la richesse tant que l’on n’y est pas confronté. Afin de faire les choses au mieux, la maison montpellieraine s'est associée avec Accès Culture (en charge de l'adaptation en LSF) et réserve les premiers rangs du parterre au public sourd afin de lui permettre de lire le surtitrage spécifique projeté sur les petits écrans sous la scène, à hauteur de regard. Ces places permettent également de voir les expressions des visages, un éléments importants pour les signes. Nos attentes pour ce projet étaient donc, il faut bien l’avouer, immenses, et elles furent loin d’être déçues…


Katia Abbou et Vincent Bexiga ; © Marc Ginot

Certes, le résultat est encore perfectible sur quelques détails, mais c'est finalement compréhensible lorsque l’on ouvre la voie : il s’agit là de la première fois qu’un opéra est entièrement adapté en LSF et l'inclut pleinement à la production. Parmi ces détails, le premier est l’entrée en matière de la soirée. En effet, nous voyons apparaître deux personnages devant la scène, avant même l’entrée du chef. L’homme et la femme commencent alors à signer entre eux et pour le public, expliquant ce qui va se passer et leur rôle, ou encore le cadre de l’histoire. Un échange destiné au public sourd – ou plus précisément maîtrisant la LSF – mais qui exclut de facto le public entendant qui ne bénéficie alors d'aucun sous-titre. Est-ce là une manière de créer rapidement une connivence particulière entre les  spectateurs sourds et la scène ? Certainement, mais on peut se demander s’il ne serait pas intéressant d’inclure un public sans en exclure un autre, même si cela ne dure que quelques petites minutes et ne gène en rien la globalité de la soirée.

Le rideau se lève ensuite sur un immense cabinet de curiosités qui couvre l’ensemble de la scène et offre un visuel chargé mais sans lourdeur, ne perdant pas les spectateurs : d’immenses bibliothèques recouvrent les murs tandis que d’étranges créatures et fossiles sont suspendus, qu'une femme s’extrait d’un arbre côté cour, et que Don Pasquale joue de son violon sur son vieux fauteuil. Au milieu, légèrement décalé pour ne pas gêner les déplacements, trône une tente jaune, élément étrangement contemporain et réaliste dans l’univers du vieillard : la chambre d’Ernesto. Véritable choc des cultures, ou plutôt des mentalités, entre celle, passée, de Don Pasquale, et celle, contemporaine, d’Ernesto, jeune de son temps à la démarche d’adolescent lent et blasé.


Katia Abbou et Vincent Bexiga au fond, Julia Muzychenko (Norina) et
Edoardo Milletti (Ernesto) ; © Marc Ginot


Don Pasquale, Opéra de Montpellier ; © Marc Ginot

Les premières notes de chants résonnent enfin, et tout s’imbrique alors à la perfection : les deux chansigneurs et comédiens Katia Abbou et Vincent Bexiga sont intégrés sans accro à la mise en scène de Valentin Schwarz entièrement repensée dans ce sens. Pas un instant ce doublage supplémentaire ne vient gêner la compréhension, et il ajoute même une dimension supplémentaire visuelle poétique et inédite. En parfait écho au chant, les signes s’accélèrent frénétiquement, se font tranchants pour exprimer la colère de Don Pasquale ou, au contraire, lents et doux, comme c’est par exemple le cas du duo d’amour entre Ernesto et Norina à l’acte III. Ce passage trouve une dimension certaine dans l’ajout des deux comédiens dont les signes se font en miroirs ou s’entrelacent : parfois, les mots sont insuffisants et la langue des signes permet de « dire » ce que la parole ne parvient pas à transmettre.

Valentin Schwarz a eu la grande intelligence de charger un décor (signé Andrea Cozzi) mais pas la scène : l’œil peut flâner mais il n’est pas perdu au milieu de mouvements trop nombreux. L’équilibre entre la gestuelle des comédiens signeurs et ceux des chanteurs est savamment dosé et pensé, sans pour autant ne pas offrir quelques ressorts comiques, comme l’apparition du canon de Don Pasquale, sa suspension dans les airs au milieu de ses curiosités (le transformant symboliquement en l’une d’elle), ou bien certains costumes extravagants (également d’Andrea Cozzi), telle que l’armure étincelante du héros éponyme ou la fourrure toute en boule laissant apparaître les jambes de Norina. Les lumières servent l’ensemble, à ceci près qu’elles oublient parfois les signeurs alors plongés dans l’ombre, ne facilitant guère la lecture pour le public visé (mais il s’agit là d’un détail qui devrait certainement être amélioré). De plus, dans cette œuvre où tout est manipulation et on l’on « tire les ficelles », le metteur en scène nous montre dès le départ une grosse ficelle rouge, comme pour nous indiquer cette thématique. Il choisit également de remplacer la gifle, qui choquait alors à l’époque mais qui aujourd’hui est presque anodine sur une scène, par un autre geste plus puissant pour nous et qui, en effet, glace ou choque quelque peu le public : la destruction du violon de Don Pasquale sur lequel nous l’avons vu jouer. Le voir réapparaître, avec ce cadavre de bois en bout de bras, a quelque chose de pathétique qui ne peut qu’attendrir… Là où le choix interloque quelque peu, c’est le fait de faire de Malatesta un prêtre. Certes, « docteur » est un titre et il n’y a donc pas de contre-sens à en faire un docteur en théologie, mais le metteur en scène a-t-il cherché ici à appuyer sur la tromperie du confident trompeur ? L’idée ne semble pas des plus lisibles, bien qu’elle ne gène en rien l’ensemble du spectacle.

Toutefois, si le visuel est particulièrement important dans cette production, quid de la musique et du chant ? Là aussi, le spectateur entendant est servi avec un plateau vocal dont le couple phare ravit les oreilles, à commencer par la délicieuse Norina de Julia Muzychenko, pétillante et malicieuse, au phrasé agréable et posé et à la projection claire et limpide. Elle est ici le personnage principal, manipulateur mais passant par bien des émotions qu’elle sait traduire dans des vocalises agiles ou la douceur du chant d’amour. Edoardo Milletti n’est pas non plus en reste en Ernesto amoureux, innocent et candide, au chant lumineux. Le rôle-titre est tenu avec maestria par Bruno Taddia à la voix grave, peinant parfois à passer l’orchestre dans les notes les plus basses, mais au jeu excellent et à l’énergie communicative. Son désarroi ou encore sa colère frappent de plein fouet, tandis que Tobias Greenhalgh se délecte en Malatesta, véritable marionnettiste dans l’ombre. Il faut saluer par ailleurs le fait que tous aient accepté de céder un peu de leur place à leur double muet et de se faire ainsi, d’une certaine manière, un petit peu « voler la vedette », les regards n’étant dès lors plus entièrement tournés vers eux. Enfin, Michele Spotti dirige avec brio l’Orchestre national Montpellier Occitanie duquel il tire le meilleur, osant de formidables contrastes et des tempi vifs autant que d’autres, suspendus.

Une très belle production au final, ouvrant les portes de l’opéra à un public trop longtemps délaissé des maisons lyriques, à tort puisqu’il a répondu présent et s’est montré très enthousiaste au moment des saluts. En intégrant pleinement sur scène le chansigne, des ombres ayant leur propre langage et qui deviennent des personnages à part entière, conteurs et héros, l’Opéra de Montpellier montre une voie/voix nouvelle que nous espérons voir empruntée par d’autres rapidement.

Elodie Martinez

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