Portrait : Krzysztof Warlikowski, vivre avec les fantômes d'aujourd'hui

Xl_warlikowski © DR

Parce que l’art et le spectacle reprennent leur droit malgré l’actualité tragique, l’Opéra Garnier donnera en cette fin de semaine une nouvelle (double) production du Château de barbe-bleue et de la Voix humaine avec Barbara Hannigan. Une production signée par le metteur en scène Krzysztof Warlikowski, dont le travail (toujours d’une infinie justesse) semble plus que jamais faire écho à toutes les facettes de notre monde contemporain. Portrait. 

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Le 8 juin 2006, l’Opéra de Paris affichait la première d’Iphigénie en Tauride de Gluck, mise en scène par une novice du théâtre lyrique, Isabelle Huppert. Du moins, c’est ce qui figurait dans le programme de saison de l’Opéra : quelques mois à peine avant la première, le nom de la grande actrice disparaît pour être remplacé par un autre, inconnu pour la grande majorité des spectateurs de l’Opéra. Krzysztof Warlikowski avait pourtant présenté plusieurs spectacles de théâtre à Avignon et ailleurs en France, mais la séparation des publics est souvent imperméable. Il avait placé au cœur de son travail la mémoire et ses traumatismes, et la douleur de ceux qui survivent : il se trouve que c’est le sujet de l’opéra de Gluck, mais les amateurs de superficialités et de joliesse ne l’avaient pas vu. Le choc est donc immense, les réactions violentes, mais Gérard Mortier tient bon et finit par fédérer autour du travail de Warlikowski un public enthousiaste : il y aura ensuite Le Roi Roger, L’Affaire Makropoulos, et surtout Parsifal, spectacle magistral criminellement détruit sitôt Mortier parti. Voir prochainement une nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski à l’Opéra Garnier après les cinq années de glaciation imposées par Nicolas Joel et Christophe Tardieu, qui plus est dans deux œuvres qui résonnent profondément avec son univers, Le Château de Barbe-Bleue et La Voix humaine, promet donc beaucoup.

Warlikowski, il faut s’en accommoder, n’est pas un raconteur d’histoires, pas plus qu’il n’envisage un spectacle de théâtre comme un parcours linéaire. Au théâtre, cela fait déjà longtemps qu’il ne s’accommode plus de textes préexistants, sans doute par désintérêt pour la narration, et préfère y substituer des montages de textes d’époques et d’origines différentes. Et pourtant, depuis dix ans, son parcours est rythmé par l’opéra, le plus contraignant des genres théâtraux, où le détail du texte, le ton de la voix, la temporalité même semblent créer des obstacles infranchissables. Warlikowski sait trouver dans le répertoire lyrique des œuvres qui entrent en résonnance avec son univers : des œuvres qui ne sont jamais parmi les plus légères du répertoire, qui sont aussi loin des extases sentimentales que du naturalisme théâtral, de Lulu à Macbeth, de Parsifal à La femme sans ombre – en attendant, qui sait, un Ring ?

Il est un peu cet enfant qui parcourait son Parsifal, un étranger curieux qui passe par tous les états émotionnels face à ce qu’il voit : son travail n’est pas une restitution, c’est un regard, parfois à distance, parfois en pleine empathie, toujours profondément ancré dans l’œuvre : il ne cherche pas la clef des œuvres, l’interprétation unique, mais crée autour d’elle un kaléidoscope de parcours possibles, souvent nourris par des influences cinématographiques multiples, parfois contradictoires et dictés par la logique du rêve plutôt que celle de la raison. Parfois, la relation est plus directe : si sa Médée de Cherubini était moins plurielle, moins protéiforme, c’est sans doute parce que le personnage de femme qui est au centre de l’opéra le fascinait. Un monstre, oui, mais un monstre sans illusions, profondément triste et seul, comme le sera Isabelle Huppert dans son adaptation du Tramway de Tennessee Williams, une des grandes défaites intellectuelles de la critique théâtrale française. Comme le sera aussi Baba-la-Turque, personnage le plus humain de son Rake’s Progress berlinois. Cette tendresse particulière pour les personnages féminins, on la voit aussi à travers des femmes plus lumineuses, un peu paumées peut-être, mais toujours lucides, et fragiles sous leurs apparences travaillées – la merveilleuse Anna Prohaska dans The Rake’s Progress à Berlin en était un bel exemple.

Pour faire vivre ces personnages, la décoratrice Małgorzata Szczęśniak crée des espaces fascinants, souvent mouvants, cloisonnés par ces étranges parois de plexiglas qui jouent de multiple manières avec le regard du spectateur ; des espaces intimes, la surface lisse de ces salles de bain dont la propreté hystérique appelle la saleté, le refoulé, et par là toute la culpabilité, la haine de soi des personnages ; mais aussi des espaces puissamment théâtraux, qui créent des relations, des tensions, et se transforment à volonté en projections mentales des personnages, y compris en servant de support aux nombreuses projections vidéo.

Il y a toujours des spectateurs d’opéra aujourd’hui qui refusent d’accorder au metteur en scène un statut d’artiste à part entière ; il y en a aussi qui répètent – depuis trente ans – que la mise en scène moderne, ce qu’ils appellent on ne sait pourquoi « Regietheater », en est à ses derniers sursauts, qu’elle ne fait que ressasser des spectacles toujours identiques. Warlikowski est bien la preuve du contraire : apparu à l’opéra après l’an 2000, il en est le visage contemporain, aussi éloigné des interprétations politiques que des approches par la dérision qui ont les unes comme les autres marqué le dernier demi-siècle, plus loin peut-être encore des rituels maniéristes de Robert Wilson : Warlikowski montre des individus, cette espèce contemporaine qui aimerait tant faire partie d’un tout mais ne sait pas où elle pourrait trouver une transcendance à laquelle se fier, qui ne trouve plus dans le collectif de quoi guider sa vie. Warlikowski nous emmène dans un monde sans repères, irréductiblement multiple, où il faut se tenir droit malgré ses peurs : oui, ce monde est le nôtre.

Dominique Adrian

Le Château de Barbe-Bleue et La Voix humaine, au Palais Garnier du 20 novembre au 12 décembre.

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