Fidelio, un opéra unique

Xl_fidelio © DR

En 2020, on commémore le 250ème anniversaire de la naissance de Beethoven et de nombreuses maisons d’opéra en profitent pour programmer son unique opéra, Fidelio. Si sa composition a été laborieuse, l’œuvre s’impose aujourd’hui comme l’une des références du répertoire et fait montre d’une incroyable modernité – sur un plan musical en posant les bases du romantisme, mais aussi pour son livret déjà « féministe ».

À compter du 1er mars, la Royal Opera House de Londres propose une nouvelle production de Fidelio particulièrement attendue, mise en scène par Tobias Kratzer, dirigée par Antonio Pappano et réunissant sur scène à la fois Lise Davidsen dans le rôle de Leonore et Jonas Kaufmann dans celui du prisonnier politique Florestan. Pour mieux s’y préparer, nous revenons sur la genèse et les enjeux de l’unique opéra de Beethoven.

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Fidelio est l’unique opéra composé par Ludwig van Beethoven. Aucune autre partition ne fut autant remaniée par le compositeur qui, avec son opiniâtreté habituelle, parvint à imposer son œuvre en bravant  les événements, la censure, l’échec. « Cet opéra me vaudra la couronne de martyr » a pu dire Beethoven de cet hymne à la liberté et à la fidélité conjugale. Autre originalité : cet unique ouvrage lyrique célèbre la victoire d’une femme exceptionnelle incarnant le courage et la force morale face à l’arbitraire du despotisme. À cela s’ajoute une autre nouveauté : la richesse de la partie symphonique où les recherches instrumentales concourent à créer l’atmosphère dramatique en faisant pénétrer l’auditeur dans l’intériorité des protagonistes. Avec cette œuvre unique, inclassable à bien des titres, Beethoven ouvre les portes de l’opéra romantique allemand. Fidelio commence comme un Singspiel faisant alterner airs et dialogues parlés, pour  évoluer vers le drame lyrique de l’avenir.

1805-1814, un seul opéra, trois versions et quatre ouvertures

À l’origine de l’unique opéra de Beethoven se trouve un authentique fait divers survenu à Tours pendant la Révolution française. Afin d’organiser la fuite de son mari, une femme a l’idée de se travestir en homme pour se faire engager comme aide-geôlier dans la prison où il est détenu. Son audacieuse entreprise est couronnée de succès.


Fidelio (répétitions), Jonas Kaufmann, Lise Davidsen
(c) Royal Opera House 2020

Une histoire aussi romanesque suscite aussitôt l’intérêt d’un auteur, Jean-Nicolas Bouilly dont la pièce va inspirer plusieurs opéras. En 1803, Beethoven se lance dans la composition de ce qui s’appelle alors Léonore ou l’Amour conjugal. Comment pourrait-il se douter des innombrables difficultés qu’il va devoir surmonter avant d’obtenir le succès avec la version définitive de Fidelio en 1814 ? L’échec de la première version créée en 1805 s’explique par la situation du pays. Nous sommes douze jours avant Austerlitz et les Viennois ont fui leur ville laissant la fréquentation des théâtres à quelques rares officiers français… Résultant de remaniements importants et resserrant l’action sur deux actes, une seconde version ne connait qu’un très faible succès en 1806. « Cet enfant de mon esprit m’a coûté plus de  douleurs que les autres » dira Beethoven.

La dernière version créée en 1814 triomphe et s’impose comme une œuvre majeure du répertoire. Le public est enfin conquis par ce drame exaltant le triomphe du courage et de la liberté. Le combat de la lumière contre les ténèbres de l’enfermement arbitraire s’achève sur un chœur enthousiasmant reprenant deux vers de L’Ode à la joie de Schiller… qu’on entendra à nouveau dix ans plus tard dans la Neuvième Symphonie.

Durant ces longues années de composition, des parties ont été ajoutées, d’autres supprimées ou recomposées. Quatre ouvertures ont été écrites ! La plus célèbre des trois premières, écrite pour la version de 1806 et intitulée Leonore III, fut souvent jouée entre le premier et le second acte. Gustav Mahler inaugura ensuite l’habitude de la donner avant le finale du second acte. L’ouverture proprement dite a été composée en 1814. Son originalité vient du fait qu’elle se présente comme une introduction symphonique sans rapport avec les thèmes musicaux développés dans le cours de l’opéra.

Le combat unique d’une femme exceptionnelle

Sans chercher à faire de Beethoven un parangon du féminisme, comment ne pas voir le caractère unique du personnage de Léonore ? Loin des rôles habituels réservés aux femmes dans l’opéra, Léonore porte tous les idéaux beethovéniens, à commencer par la grandeur d’âme qui pousse à agir pour obtenir ce qu’on désire sans attendre passivement les caprices du destin.

Ni victime passive, ni instrument innocent d’une volonté divine, la femme devient ici une héroïne combattive et déterminée, entièrement mobilisée par une noble et juste cause, combattre la tyrannie. C’est par elle qu’advient la lumière libératrice qui rejette Pizarro dans les ténèbres.

Cette « métamorphose » du rôle féminin s’accompagne d’une inévitable mise en retrait du principal personnage masculin, Florestan, qui reste cependant au cœur du drame. C’est autour de lui et de son hypothétique délivrance que se structure le personnage de Léonore, laquelle a recours à un déguisement masculin pour s’introduire comme aide-geôlier dans la prison où dépérit son mari. L’apparition du malheureux prisonnier, retardée jusqu’au début du deuxième acte, est d’une parfaite efficacité dramatique. Après un premier acte marqué par l’action et le danger, nous nous enfonçons dans les profondeurs obscures et désespérantes du cachot. Annoncée par une longue introduction symphonique, l’entrée en scène de Florestan est solennisée par son premier mot « Gott ! » (Dieu), lancé sur un sol aigu comme une plainte déchirante. Beethoven cherche à révéler la vérité humaine la plus secrète ou la plus douloureuse, c’est pourquoi il écrit les rôles de Léonore et Florestan en exploitant l’extrême de leurs tessitures respectives. Le registre aigu devient l’expression de la révolte face à l’injustice ou l’exaltation de la joie dans la liberté retrouvée.

Deux actes pour une conception musicale unique

Le caractère unique de Fidelio vient en grande partie de la nouveauté de sa conception musicale qui en fait un ouvrage « hybride ». Les deux actes de cet opéra semblent obéir à deux conceptions différentes. Le premier acte s’inscrit nettement dans la tradition du Singspiel, terme désignant des opéras allemands construits sur une alternance entre dialogues parlés et morceaux musicaux, comme La Flûte enchantée de Mozart.


Fidelio (répétitions), Lise Davidsen, Jonas Kaufmann (c) Royal Opera House 2020

Dans le deuxième acte, les dialogues occupent une place beaucoup plus restreinte en laissant s’épanouir le rôle de l’orchestre, vecteur de la tension dramatique qui va crescendo. Les procédés sonores sont d’abord utilisés pour créer une atmosphère désespérante d’où se détachera avec plus d’éclat la lumière finale, dissipatrice des ténèbres de l’enfermement. Berlioz évoquait « la sobriété opulente de l’instrumentation » dans Fidelio. Cet oxymore décrit à merveille le contraste entre la puissance expressive d’une orchestration tout en subtilité et l’effectif orchestral réduit qui en est la source. L’orchestre assure la description de l’intériorité des protagonistes, donnant une dimension dramatique nouvelle aux accents bouleversants ou exaltés de leur chant. Ainsi en est-il de l’emploi du hautbois qui vient en contrepoint de la mélodie simple de Florestan quand il croit voir apparaître dans son cachot Léonore sous la forme d’un ange (acte II, scène 1).

On pourrait dire en simplifiant que le premier acte de Fidelio regarde encore vers le passé tandis que le deuxième acte éclaire déjà l’avenir. Entre La Flûte enchantée (1791) et Le Freischütz (1821) de Carl Maria von Weber, le seul opéra de Beethoven occupe une place unique. Hector Berlioz encore l’avait parfaitement compris : « A présent que j’ai entendu cet effrayant géant Beethoven, je sais à quel point en est l’art musical, il s’agit de le prendre à ce point-là et de le pousser plus loin ».

Catherine Duault

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